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Nouvelle : La Villa Apsara, les infortunes de Jacques Lavandière.

« Les villas de Kep » est un projet de 14 nouvelles que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent. P.S. tous les noms ont été changés ou imaginés

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La véranda, en demi-cercle, offre une vue sur mer, avec le jardin en premier plan.
Écrit par Emmanuel PEZARD
Publié le 23 juillet 2023, mis à jour le 4 août 2023

La Villa Apsara

Les infortunes de Jacques Lavandière.

1954

«  Hommes bien misérables et écervelés, qui tâchent d’être pires qu’ils ne peuvent. »  Montaigne.

 

Lundi

   La véranda, en demi-cercle, offre une vue sur mer, avec le jardin en premier plan. Au petit matin, les écureuils du coin passent se nourrir dans la gamelle que Bun Ratha, notre boy, remplit chaque soir, avec les restes de nos repas. C’est là que j’aime me détendre, quand on ne s’engueule pas, avec mon mari…

« - Je l’avais précisé, nom de Dieu ! Pas de de lait sucré épais dans le café du matin ! Pas de lait épais, pas de sucres lourds, que du naturel, comme pour mon sel ! Simple à comprendre non !

- Jacques, Bun Ratha n’est arrivé que depuis une semaine, il ne connaît pas encore tes habitudes… Calme-toi mon chéri…

- Mais il y a une semaine ou il y a vingt minutes c’est pareil ! Suffit de lui dire, de lui parler, qu’il ingurgite l’information, saloperie d’indigène ! Juste bon à geindre, et à réclamer, demander, mendier ! Je ne suis pas une vache à lait pour ces raclures.

- Maintenant tu t’arrêtes ! Bun comprend le français ! 

   Bun écoute, un masque impassible recouvrant son visage d’un discret sourire en coin…

- Tu comprends ce qu’on te dit Bun, ou tu entends seulement ? Je pense que tu entends seulement des sons français. Qui viennent du latin, du grec, pas de ton pali ou de ton sanscrit en cryptographie de bande-dessinée !

- Jacques, tu bois trop, c’est un dix-huit ans d’âge et tu es bourré. Bourré et même assez con et très lourd. Bun, va te balader, Jacques à l’alcool con !

- Je ne suis pas con mais maître des salants ! Et c’est tous des valets, des paysans qui gagnaient trois grains de riz le jour, avant que je ne sois là, alors ils me doivent quand même un peu un foutu respect ! Notre baraque pue l’humidité, je chie tropical et pisse jaune, me tord la rate à l’acide glutamique Knorr ; me bouillonne l’estomac avec leurs satanés exhausteurs de goût qu’ils foutent partout dans leur bouffe! Je paye quatre-vingt-sept salaires corrects par mois, alors qu’ils ne viennent pas me pisser dans le violon ! »

 

Mardi

   Les meubles en tek et en acajou de la terrasse exposée Nord-est ont des airs bourgeois dans les nuées tropicales. Absurdes aussi sous les gifles d’eaux au temps des moussons folles. Jacques souffre d’infections de l’épiderme, il lui pousse sur le corps des eczémas douteux, des rougeurs en plaques, et au plus il s’énerve, au plus il se gratte…

« - Il avait été prévu quatorze tonnes de sel et on en a seulement douze. Hein ? Juste deux tonnes ?! Tu sais combien ça coûte deux tonnes de perdu à notre famille, à moi, Catherine-Françoise, à nous et à nos enfants ? Deux tonnes ce n’est pas cinq kilos, six-mille quatre-vingt grammes, c’est deux foutues tonnes de sel que ces feignants n’ont pas récolté !  

- Jacques, il a plu trois semaines ! Arrête ta mauvaise foi !

- Et toi arrête de prendre leur défense systématiquement ! Tu l’aimes bien ta Suze servi par le beau Bun au coucher du soleil non ? Le bobun ! Haha ! Tiens, le voilà qui vient ton beau Bun !

- Tu es lamentable et pathétique ! »

 

Mercredi

La Mercedes que Jacques a fait venir de Berlin le réconforte. Dedans il est bercé, sur les sièges en cuirs, il se met toujours à l’arrière, bien au centre, pour voir briller le sigle à l’avant du capot, la lumière giclant dans le cercle argenté que les rayons fragmentent, et il se sent bien, sauf quand un pneu crève...

« -  Ils vont mettre combien de temps pour réparer cette roue ?! Changer, comment ils disent déjà, un petit con de fils de… m’avait donné ce nom, ou plutôt cette expression… Ah oui ! Les « intestins serpents de la machine moto » ! Tout ça pour dire « change moi cette foutue chambre à air » ! Ils parlent alambiqués ! Ils fonctionnent circulaires ! Ils diversent à la petite semaine sur les averses d’hier et les sécheresses de demain ! Et tout ça entre deux hamacs, ramassis de feignasses ! Compotée de branleurs ! Foutre-riens ! Ils m’épuisent jusque à la moelle ces bouddho-réfractaires !

- Jacques tu dérailles… Les deux garagistes font ce qu’ils peuvent et je te signale qu’ils doivent changer le pneu… La chambre à air c’est pour les motos… Et ils t’ont, ils nous ont apporté des chaises, juste sous le parasol, alors calme toi, fais comme Bun, détends toi et bois ton jus de palme !

- Trop sucré, ce maudit jus de palme ! »

 

Jeudi   

   Via son ami Norbert Roque-Foutière, et à ses contacts à l’embarcadère de Kompong Som, grâce au général Roudom Sopheak et à ses pattes graissées… Grâce à son frère, Benoît Lavandière, fraîchement débarqué, les caisses étaient arrivées, et Jacques jubilait : du vin de Bourgogne, du savon de Marseille ! Pas du « chèvre » mais du crottin de Chavignol !... Du piment d’Espelette et du rosé de Bandol. Sous la paille et la glace, dans le bois cerclé des cantines, étaient emballé des sachets de sel de Guérande (pas ce sale sel d’ici !), du basilic de Grace, du jambon d’Aoste et des fioles d’Absinthe de Neuchâtel, et, un peu à part, dans un écrin de coton, dans une boîte en bois, le bouchon en liège et le versoir comme une marionnette, une bouteille d’un vieux Calva hors d’âge, fait avec amour et ivrognerie par le dernier bouilleur de cru de Saint-Pierre de Bailleul, le village de ses grands-parents.   

« - Catherine-Françoise, je t’aime !

- Moi aussi Jacques ! Moi aussi je t’aime mon amour… »

 

Vendredi

  La terrasse du café « Le France » offre une vue imprenable sur la baie de Kep. Les serveurs, tous triés sur le volet et formés aux habitudes « à la Française » se distinguent par leurs costumes en lin, faits sur mesure. Ils portent en guise de ceinture un fin krama brodé au nom de l’établissement. Nous devrions y être en paix, gin-martini on the rock avec une rondelle de citron vert et quelques grains de poivre rouge de Kampot, mais...

« - Catherine-Françoise, je ne peux pas continuer comme ça ! C’est juste de la folie ! L’administration coloniale vient de suspendre nos aides au développement des terres fertiles du centre et des salants de la côte entre Kep et Kampot ! Ils coupent les ponts des crédits et revoient à la hausse les taux d’intérêts pour ceux qui voudraient rester ! Ils nous font juste chanter et danser!

- Jacques s’il-te-plaît ! Ecout…

- Non! Qu’ils aillent tous se faire foutre ces racailles de politiciens pervers et ces technocrates incompétents! »

 

Samedi

   Heureusement c’est le jour de congé de Bun. Je me suis bu deux whiskeys avant d’annoncer la nouvelle à Jacques… Nous sommes dans la cuisine et je fais semblant de réussir un flanc aux courgettes…

« - Je suis désolé Jacques, mais notre fils, François-Henry, s’est fait arrêter par la police de l’administration coloniale en détention de… en détention de drogue… enfin… de…

- Mais parle bordel !

- En détention d’Opium, en revenant du Laos… Plus d’un kilo…

- Foutu karma à la con ! »

 

Dimanche

   C’était un album de Miles Davis qui tournait, sur la platine, envoûtant l’espace de sa trompette « en argent bleu ». Le soleil irisait les brisures des feuilles de palmiers qui chantaient leur chant si particulier. La terrasse du haut était une parfaite anarchie organisée, noyée dans l’osier et les hibiscus, cernée de flamboyants et de Champey-Inn ; les palmes cuivrées du ventilateur tournant à toute berzingue pour tenter de rafraîchir nos âmes un peu alcoolisées. La forêt dense du parc national distribuait ses fraîcheurs et ses rosées. Les papillons s’y aventuraient parfois, les singes copulaient ici et là tranquillement, dérobant, à l’occasion, une casquette ou un briquet, un stylo ou un livre.

   Et c’est sur cette terrasse que je lui fis passer le pli qu’un coursier m’avait livré, dont l’en-tête n’était pas rassurant, et dont le contenu s’avéra un désastre… pour Jacques et pour nous tous…

 

   La lettre était ainsi rédigée :

« Monsieur Jacques et Madame Catherine-Françoise Lavandière,

   Je soussigné, Christophe d’Argaud, Notaire auprès du bureau des districts douze à dix-sept de l’administration coloniale de la province de Kampot,  Responsable de la bonne tenue des affaires de la France, Vous informe du seuil de dépassement de vos taxes impayées à la banque d’Indochine, sis place de la Poste, au 32B, à Phnom Penh.

    Cette lettre, la sixième, a autorité sur toutes les lettres précédentes, et vous demande, conformément aux règles que vous avez validées dans le contrat signé le huit septembre 1942 au lieu-dit « Le café-de-la-plage » à quatorze heures cinquante, de régler vos dettes, et de solder votre compte.

Bien cordialement,

Christophe d’Argaud

 

 Lundi

Les pompiers se sentaient impuissant face à la volonté du feu, à la puissance de l’incendie. Catherine-Françoise, l’océan Pacifique dans le dos, regardait brûler leur maison, avec son mari dedans, pendu à la poutre du salon, se balançant avec cette même nonchalance qu’il avait toujours critiqué chez les Khmers. Alerté par des amis à lui, Bun arriva enfin pour me serrer dans ses bras et me consoler de ce drame terrible…

FIN

 

villa apsara à Kep
La villa Apsara de nos jours à Kep Photo Emmanuel Pezard

 

 

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