Présenté le 8 mai 2025 à l’ambassade de France au Cambodge, à l’occasion de la commémoration des 50 ans de la chute de Phnom Penh, le film documentaire « Depuis le jardin » d’Éléonore Sok, relate l’expérience de Saorun Tchou et Eric Ellul. La mère et son fils franco-cambodgiens avaient été secourus par un jeune Khmer Rouge, avant de trouver refuge à l’ambassade de France et d’être évacués.


Une fuite à travers la ville, guidée par un ancien élève
17 avril 1975. Une enseignante cambodgienne quitte Phnom Penh avec son fils de deux ans dans une Volkswagen. Son mari, l’ethnologue français Jean Ellul, avait quitté le Cambodge quelques jours plus tôt avec leur fils aîné. Comme des milliers d’autres, elle obéit aux ordres des Khmers Rouges : évacuer la ville pour trois jours. « Quand ils sont partis, elle avait juste son sac à main », relate Éléonore Sok, la réalisatrice et compagne de son fils, Éric Ellul.
Au kilomètre 6, elle croise le regard d’un jeune homme à moto. Il la reconnaît. C’était son élève au Lycée de Takhmau. Il est désormais cadre Khmer rouge, identifiable à son stylo affiché sur sa poche en guise de grade. Il lui apprend qu’avec son passeport français – elle a acquis la nationalité par alliance – elle peut aller à l’ambassade.
Ensemble, ils partent à contre-sens, contournent les barrages, empruntent des pistes, longent des cimetières chinois. Aux abords de l’ambassade, des tirs éclatent, mais la moto fonce. «François Bizot les fait entrer. Ils sont saufs. »
La mémoire tue d’une survivante
Ce récit, était jusqu’alors resté dans la sphère privée. « Je n’avais jamais entendu son histoire dans sa totalité », rapporte Éléonore Sok. « Peut-être qu’elle n’en a pas eu l’occasion. Peut-être qu’on ne le lui a pas demandé. Peut-être qu’elle ne se l’est jamais autorisée. »
Le témoignage est une plongée dans l’intimité du refuge de l’ambassade où mère et fils restent jusqu’au départ dans le premier convoi pour Poipet le 30 avril. Il relate autant le trivial du quotidien, la menace que font peser les Khmers Rouges à l’extérieur, et la déchirure d’assister au départ de ceux qui n’avaient pas de passeport français.

« Saorun nous partage le point de vue d’une femme, d’une mère, précise la réalisatrice. Elle a une grande mémoire sensorielle, visuelle, le sens du détail. Parler fait resurgir des émotions violentes, des souffrances enfouies, mais elle peut aussi se montrer drôle et facétieuse. Elle est toute en nuances. »
De la parole intime au projet collectif
Le point de départ du film remonte à deux ans. Lors des Journées du patrimoine à l’ambassade de France, Éléonore et Éric sont invités à proposer une intervention. Ils choisissent une lecture d’extraits littéraires sur la chute de Phnom Penh. À la fin, Éric invite sa mère à dire quelques mots. « Elle se lève. Parle quinze minutes. C’est fluide, précis. C’est bouleversant. »
Ce moment avait été filmé avant tout pour enrichir leurs archives familiales. « On s’est dit qu’il serait intéressant de réaliser un documentaire puis on a mis ça de côté... Jusqu’à ce que, pour les 50 ans, une rencontre avec l’ambassadeur de France relance le projet.»
Ils décident de tout refaire, Saorun se laisse convaincre. « En deux semaines, avec une petite équipe, on a tourné, monté, réfléchi à une structure, avec une attention particulière au design sonore. Et on a réalisé que le témoignage brut évoluait vers quelque chose d’autre. »
Ce que la parole ouvre
Le film, projeté pour la première fois dans les jardins de l’ambassade au cours d’une soirée où sont intervenus le compositeur Him Sophy, l’artiste Séra, et où a été projeté un extrait de « l’Image manquante » de Rithy Panh, a suscité une onde d’émotion et ouvert la parole.
« Une amie m’a raconté que son oncle militaire de Lon Nol s’était aussi réfugié dans l’ambassade et en avait été sorti. Il est mort les jours suivants. Elle ne me l’avait jamais dit... D’autres personnes sont venues me parler spontanément, c’était émouvant tout ce qui remontait », confie Éléonore Sok.
Pour elle, partager ce récit cinquante ans après a toujours du sens. « D’abord parce que les témoins présents ne seront peut-être plus là pour les soixante ans. Ensuite, pour la mère d’Éric, il me semble que raconter, structurer son récit, lui permet de mettre à distance, de le partager, et c’est déjà une forme d’apaisement. »

Une œuvre de transmission
La « parole » silencieuse du fils est tout aussi importante. « Eric n’a pas de souvenirs de l’ambassade, mais il l’a vécu dans son corps, il en garde des traces invisibles, c’est ce que nous avons tenté d’explorer dans le film, notamment parce qu’il a cette faculté de connexion à l’instant et à ‘l’esprit du lieu’. »
« J’y vois un bel acte de transmission entre la mère et le fils, entre les générations, entre les Cambodgiens d’ici et les exilés de la diaspora. Chaque histoire, chaque récit et chaque regard que l’on porte sur ces évènements historiques est singulier. Ça enrichit, diversifie nos mémoires collectives », conclut-elle.
D’autres projections sont envisagées, auprès des élèves Lycée Français René Descartes, au centre de ressource des CETC, à Siem Reap… Pour continuer à faire vivre ce film et le partager.

Prochaine projection publique : le mardi 1er juillet à 18h30 à l’Institut Français, en présence d’Éléonore Sok & Éric Ellul
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