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SIGNAL D'ALARME - Forêts, temples et bulldozers … le meurtre prémédité de l’écotourisme à Ratanakiri

Écrit par Lepetitjournal Cambodge
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 8 février 2018

 

Parmi toutes les beautés que recèle la province de Ratanakiri dans le Nord-Est du Cambodge, il en est une à part qui n'est pas un lac, une cascade ou des rapides glissant sous l'ombre des arbres, cette beauté ci est née il y a longtemps de la main de l'homme mais la nature est devenue son écrin.

Eloigné, difficile d'accès, oublié depuis des centaines d'années, Prasat Ta Nang semble différent de tous les temples que l'on peut admirer ailleurs au Cambodge, les villageois Jaraï qui habitent à proximité racontent qu'il aurait été construit par les Chams, leurs cousins, passés là il y a fort longtemps à l'occasion de l'une de leurs expéditions guerrières contre la cité d'Angkor.

Construit en briques si finement jointées qu'on les dirait collées les unes aux autres, le petit temple rouge se dresse sur les berges d'une belle rivière qui servit autrefois à flotter moyens et matériaux jusqu'à lui à travers l'immense forêt longeant la frontière du Vietnam. Le temps semble s'y être arrêté, la forêt khmère vibre, vivante sous la chaleur de ce début de saison des pluies, des calaos volent au dessus de la futaie, nous avons dû nager pour traverser la rivière dont les eaux rouges sont grossies par les récents orages, on se croirait plongés dans un roman de Rudyard Kipling.

Ce moment sublime, comme le Cambodge m'en a si souvent fait connaitre depuis plus de vingt ans que j'ai la chance d'y vivre : découvrant des totems Jaraï de deux mètres de haut au beau milieu de la forêt, arrivant pour la première fois au temple de Préah Vihear après plusieurs jours de moto et une ascension de la montagne sous des trombes d'eau ou encore déposé en hélicoptère russe devant Angkor en 1992? ce moment sublime est cependant un moment triste.

Car tout change vite dans le Cambodge contemporain, beaucoup trop vite ! Vous avez à peine le temps d'en apprécier les beautés qu'elles sont déjà condamnées par l'avidité des hommes !

Les animaux, qui l'année passée animaient la forêt ont maintenant disparu, plus de chevreuils, plus de cerfs, plus rien à vrai dire car le monde moderne se prépare à avaler cette partie de nature. Les bulldozers vietnamiens, destructeurs de la beauté cambodgienne, ne sont plus qu'à quelques kilomètres, car la forêt a été vendue, vendue pour son bois et sa terre. Le bois part au Vietnam par une noria de camions et la terre sert à nourrir des étrangers sud-américains, les sinistres Hevea brasiliensis, qui sont en passe de recouvrir l'essentiel de ce qui fut la forêt cambodgienne. Importé en Indochine par mes propres ancêtres après que ses graines eurent été dérobées au Brésil par l'Anglais Henri Wickam en 1867 pour en recouvrir la Malaisie, les armées infernales du caoutchouc poussent partout au Cambodge : tristes, mornes, oppressantes, elles sont devenues le dada du Premier Ministre qui trouve qu'il n'y en a jamais assez. Il se reprend de temps en temps et déclare que ça suffit de couper la forêt cambodgienne pour faire des plantations, mais il faut croire que sans cesse ses conseillers lui poussent de nouveaux dossiers sous les yeux, alors il signe et il signe encore et à chaque goutte d'encre, des millions d'arbres et d'animaux meurent broyés par l'acier des Caterpillars. Rien n'y échappe, les réserves naturelles sont déclassées et qualifiées de « forêts dégradées » par un ministre qui n'y est jamais allé et se félicite de l'opération en disant qu'on va ainsi ériger un « no man's land » protecteur pour ce qui reste du parc national, et le Premier Ministre signe?

Ça s'appelle la mondialisation, les Chinois ont besoin de caoutchouc pour faire des pneus et par ricochet le gaur, le banteng et l'éléphant cambodgien doivent mourir. Plus besoin de conquêtes coloniales hasardeuses comme dans le passé, un simple transfert d'argent et des ouvriers vietnamiens travaillent pour des capitaux allemands à chausser de pneus neufs les voitures des Chinois. Ah oui, vous pensiez les Allemands écolos et amateurs de forêts, ach so ? Chez eux peut-être? Au Cambodge la Deutsche Bank et des fonds d'investissements privés comme International Finance Corporation (IFC) payent les bulldozers qui dévastent la forêt, les ouvriers sont Vietnamiens mais une partie des Euros sont allemands.

Même les bonnes intentions se terminent souvent en cauchemar écologique. Pensant bien faire, le gouvernement Japonais a financé la construction du pont d'Andong Meas sur la rivière Sé San. Louable élan de solidarité, ce don sert en fait à déforester toute la rive Nord de cette rivière abandonnée à la voracité des bulldozers qui dévastent le territoire des Jaraï et des Katchas, endroit sublime qui fut longtemps un des hauts-lieux de l'éco-tourisme à Ratanakiri. Toute cette zone a ainsi échappé à ses habitants dont le futur se borne maintenant à travailler comme man?uvres sur les plantations ou bien à partir de la terre de leurs ancêtres, mais pour aller où ?

Les responsables de cette déforestation industrielle sont toujours des gens proches du pouvoir. Immensément riches, ils ont l'intelligence de savoir « partager », pas par grandeur d'âme rassurez-vous, ils savent que s'ils empêchaient les petits d'en profiter ceux-ci se retourneraient contre eux, alors ils laissent faire, tant que leurs propres intérêts ne sont pas menacés. C'est ainsi que quasiment toute la population de Ratanakiri est partie à l'assaut des forêts de la province. Où que l'on aille on verra des motos transportant du bois précieux, des voitures, des bus, des tracteurs, des camions? partout, le bruit des tronçonneuses a remplacé celui des oiseaux.

Beaucoup de gens sont devenus riches maintenant à Ratanakiri, les voitures de luxe s'alignent comme à la parade devant les restaurants de Banlung à l'heure de la soupe du matin. On pourrait s'en féliciter si l'on n'en connaissait les raisons et si l'on ne savait que la déforestation ne s'arrêtera, in fine, qu'avec le dernier arbre.

Car c'est l'assaut final maintenant, il n'y a plus de frein, plus de honte. Il ne reste que quelques poches de forêt bientôt disparues entre Banlung et la rivière Sésan, mais cette frontière d'eau a elle aussi déjà été franchie par les exploitants forestiers les plus connectés en haut lieu. Le Parc National et sa zone tampon sont attaqués de toutes parts, le pont d'Andong Meas et la concession de la Queue du Dragon mangent le Parc à l'Est, mais il est maintenant pris en tenaille car le centre et l'ouest sont attaqués aussi.

Le secteur de l'écotourisme a beau être créatif, chercher sans cesse les derniers beaux endroits et proposer des circuits renouvelés aux voyageurs, nous sommes invariablement rattrapés par les tronçonneuses. D'autres concessions ont été attribuées illégalement, à côté du village de Koh Peak dans la zone tampon du parc, là où la forêt est si belle et parsemée de chutes d'eau. La nouvelle base de repli des activités écotouristes à Ratanakiri n'aura pas duré longtemps ! Trois équipes de 30 bûcherons chacune sont à l'?uvre toute la journée dans la forêt du peuple Katcha et des camions font la noria pour transporter le bois qui sera stocké non loin de la rivière avant d'être transporté de nuit vers les dépôts de bois légaux et ainsi ?blanchi? de la même façon que l'argent sale? Les bûcherons sont tous des Khmers de Kompong Cham, Takéo, Pursat? les minorités n'ont même pas le droit de profiter de l'éventration de leur forêt, on ne fait appel à eux que pour repérer les derniers arbres chers comme les rarissimes Thnongs (Pterocarpus Macrocarpus, prix 3000$ le m3 au Vietnam). Nous y ferons peut-être une saison encore, en contournant autant que possible les avaleurs de forêt et puis ce sera terminé pour cette zone. Même le Parc National est gravement touché, les clients que nous y envoyons en reviennent tous avec la même remarque, c'est un endroit superbe mais massacré par la déforestation !

Le magnifique projet de rencontre avec une famille de Gibbons acclimatée à l'homme à l'Ouest de la province dans la zone dite ?Voeune Sai Siempang Protected Conservation Area? est ainsi totalement compromis par la déforestation. Les bûcherons ?uvrent tout autour de la station environnementale, parfois à moins de 100 mètres d'elle, les scientifiques étrangers qui y vivent ne peuvent plus étudier les animaux. Ceux-ci se cachent maintenant et leur habitat a parfois déjà été détruit. Un langur argenté a même été tué ces derniers jours par les bûcherons qui n'hésitent jamais à se muer en braconniers. De mon côté, les deux premiers groupes que j'ai emmenés dans la VSSPCA en ce début de saison touristique n'ont pu voir que des carcasses d'arbres abattus un peu partout et aucun gibbon. Quelle belle découverte ! Ils vont certainement inciter leurs amis à aller au Cambodge profiter du beau concerto des tronçonneuses?

Au delà de la faune et de la flore c'est donc tout un secteur économique, celui du tourisme, qui est sacrifié. Beaucoup d'hôtels, de tours opérateurs, de guides, de chauffeurs et des centaines d'autres gens profitent des retombées de l'écotourisme. Tous ont cru à divers degrés aux promesses gouvernementales de développer l'écotourisme, de protéger la nature et les cultures indigènes. Que reste t'il de ces promesses aujourd'hui ? Un immense gâchis !

Imaginez un hôtelier ou un agent de voyage de Siem Reap apprenant chaque jour et ce, depuis des années, qu'un nouveau temple vient d'être rasé au bulldozer? C'est ce qui nous est infligé à nous, amoureux et promoteurs de cette belle région cambodgienne.

Et parce qu'au Cambodge tout peut toujours aller plus mal? cette image de temples rasés risque bien de devenir une réalité tragique, le temple de Ta Nang est depuis quelques jours fermé aux touristes. Des gardes de la compagnie vietnamienne en interdisent l'accès affirmant que toute la zone fait désormais partie de leur concession de 10 000 hectares, seuls quelques Cambodgiens peuvent passer, à condition de laisser leur carte d'identité en dépôt et sans emmener d'appareil photo ! Tout laisse à croire que le petit temple rouge est devenu gênant. Rien ne doit plus empêcher que la forêt soit abattue et transformée en plantation, surtout pas ce temple inconnu. Un petit coup de bulldozer serait fort commode, on blâmerait le conducteur? C'est ce que semblent craindre les visiteurs refoulés ! Ce ne serait pas la première fois qu'un patrimoine est rasé pour faire place à un développement économique.

Seulement le Cambodge est en train de changer?

Depuis les dernières élections, le peuple a commencé à demander des comptes, la déforestation massive est devenue très impopulaire, sans parler de la destruction programmée d'un temple angkorien si la chose venait à se savoir ! Si l'actuel gouvernement veut rester au pouvoir, il va lui falloir se réformer?

Le pays a maintenant un nouveau Ministre de l'Agriculture, je souhaite qu'il définisse une politique différente de celle de son prédécesseur et se rende compte qu'il existe d'autres ministères dans son pays, comme ceux du Tourisme ou de l'Environnement par exemple et qu'il serait bien venu de travailler avec eux à la construction ordonnée du Cambodge de demain...

Et parce que je suis un indécrottable optimiste, j'espère de tout c?ur que le gouvernement comprendra qu'au-delà des compagnies chinoises, vietnamiennes, coréennes? les petits acteurs économiques du pays peuvent eux-aussi faire l'objet d'égards et qu'on ne peut plus, d'une signature, vendre et détruire tout le patrimoine d'un pays.

Inspirons-nous de ce qui fonctionne, l'ONG Wildlife Alliance a démontré avec brio dans la région de Koh Kong que protection de l'environnement et développement du tourisme peuvent être un succès ainsi qu'une vitrine pour le pays.

Il faudrait simplement que le gouvernement le veuille et que le Premier Ministre use son stylo non plus pour rayer les forêts de la carte, mais pour les protéger... Ne déclare t'il pas rechercher des solutions contre le réchauffement climatique ?

Pierre-Yves Clais (Propriétaire du Lodge des Terres Rouges à Ratanakiri) jeudi 14 novembre

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Publié le 13 novembre 2013, mis à jour le 8 février 2018

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