Pour le centenaire de la naissance du grand philosophe roumain Emil Cioran, notre rédaction est allée à la rencontre de Patrice Reytier, l'illustrateur de la BD évènement "Cioran, on ne peut vivre qu'à Paris" (éditions Rivages) où les aphorismes du philosophe sont à découvrir ou à redécouvrir en images.
Grégory Rateau : Comment est né ce projet ?
Patrice Reytier : La plupart de ces bandes sont parues initialement dans diverses revues (en France, en Belgique, au Québec, en Espagne). Elles étaient conçues pour diffuser la pensée de Cioran, rassérénante sur bien des points, à travers la presse. A un moment, il y a eu assez de matériel pour envisager de faire un livre. Cependant, les éditeurs de bandes dessinées n’étaient ouverts ni aux « strips », ni à la philosophie, encore moins celle de Cioran. Les éditeurs de philosophie, quant à eux, étaient fermés à la bande dessinée. Ce projet semblait impossible à réaliser. Je me suis tourné alors vers l’éditrice Lidia Breda que j’avais rencontrée quelques années plus tôt pour parler des Cioran qu’elle avait bien connus. Je lui ai écrit : « Donnez-moi quelques conseils pour m’orienter vers un de vos confrères que cette compilation pourrait intéresser ». Elle m’a répondu : « Mais moi, ça m’intéresse ». Je ne savais pas qu’elle faisait de la bande dessinée.
A son époque, plutôt euphorique, Cioran apparaissait comme un grand pessimiste. En fait, il n’était qu’extrêmement lucide.
Pouvez-vous revenir sur la couleur ironique du titre « On ne peut vivre qu’à Paris, l’endroit idéal pour rater sa vie » selon Cioran ?
Le titre est une idée de Lidia Breda. Elle était une proche des Cioran. Cioran, comme à d’autres de ses amis, lui répétait souvent « On ne peut vivre qu’à Paris, l’endroit idéal pour rater sa vie ». Cette phrase faisait partie de ses favorites. Lidia a tenu à ce que son début devienne le titre du livre. Et sa fin qui, en quelque sorte, est une pirouette, est devenue la conclusion de l’ouvrage.
Vous partez des aphorismes du philosophe pour mettre en images son errance dans la ville. Comment avez-vous procédé dans votre travail d’illustrateur ?
Le découpage en trois cases des aphorismes de Cioran se fait naturellement. Toutes ces bandes sont construites sur le même mode, un strip classique de trois images aux dimensions identiques. Il serait facile de penser alors, qu’indifféremment, on puisse placer n’importe quel texte sur n’importe quelle illustration, et pourtant, cela n’est pas le cas. Chaque bande, avec son décor et son ambiance, colle avec son texte et non pas avec un autre. Il y a une alchimie entre un aphorisme et son dessin que je suis incapable d’expliquer et qui m’étonne.
Vous avez choisi de montrer Cioran se baladant seul dans un Paris vide, fantomatique. Est-ce une référence directe à cette pandémie ?
La plupart des dessins ont été réalisés bien avant la pandémie. Le choix d’un Paris désert est lié à la personnalité de Cioran. Il errait sans but dans la ville et en profitait donc pour toujours s’orienter vers la rue la moins fréquentée. De la même manière, il choisissait les allées les plus vides du Luxembourg. Quand il y avait trop de monde, il rentrait chez lui dépité : « Le Luxembourg, c’est foutu ». Il préférait le désert à la foule. C’est du moins ce que j’ai pu lire sur lui, en tout cas ce que j’ai bien voulu retenir. La notion de vide, aussi, est importante chez Cioran.
En quoi fascine-t-il toujours autant la jeunesse ? Son pessimisme, teinté d’humour noir, semble trouver une résonance particulière de nos jours.
A son époque, plutôt euphorique, Cioran apparaissait comme un grand pessimiste. En fait, il n’était qu’extrêmement lucide. En revanche, les perspectives de nos jours sont beaucoup plus sombres et ont donc tendance à lui donner largement raison. C’est peut-être pourquoi, actuellement, il est davantage accepté du public.
Le monde de la culture est particulièrement touché par cette pandémie. Etes-vous confiant pour un "après" ?
Je n’étais pas « confiant » - comme vous dites – en « l’avant » et il n’y a aucune raison pour que je le sois en « un après ».
Tout au contraire, il m’a même semblé que, bien utilisé, le confinement lié à la pandémie pouvait être une opportunité pour que la culture se dirige vers des réflexions plus profondes, plus fondamentales que les amusettes légères dans lesquelles elle semble se complaire et s’enfermer.