Rencontre avec Mircea Deaca, professeur, critique de cinéma et artiste plasticien. Ce Roumain est aussi un grand francophone passionné par la culture française et très influencé par son cinéma dans la construction de sa propre approche de la critique et de l'enseignement. Il revient ici pour nous sur son parcours durant la période communiste et nous partage aussi sa vision de la création à travers la pluridisciplinarité de deux arts, le cinéma et la peinture.


J’ai fréquenté à Bucarest, en plein régime communiste, une école française privée. Ma professeure nous apprenait non seulement le français mais un mode de comportement et de vie. C’était une forme d’émigration culturelle ou une façon de s'évader – du moins dans l’imaginaire – du régime communiste.
Grégory Rateau: Présentez-vous brièvement.
J’enseigne l'analyse et la théorie du cinéma, l'histoire du cinéma et le cinéma roumain contemporain à l'Université de Bucarest. Je suis titulaire d'une thèse de doctorat sur la tradition carnavalesque et les films de Federico Fellini à Paris 3 – Sorbonne nouvelle et habilité à diriger des recherches à l'École Doctorale de la Faculté des Lettres. Un axe clé de mes recherches est l’approche cognitive des études cinématographiques. J’ai obtenu en 2018 une bourse Fulbright pour des recherches au Center for Literature and Mind (Université de Californie à Santa Barbara). Parmi mes livres figurent : Le Carnaval et les films de Federico Fellini (2009), L'anatomie du cinéma (2013), Enquêtes sur l'analyse cognitive du film (2015) et Les scènes de cuisine dans le nouveau cinéma roumain (2017). J’ai récemment publié une étude monographique sur le cycle de contrôle au cinéma : The Control Cycle in Film. Circular Coupling from Brain to Culture (De Gruyter/Sciendo, 2020).
Je suis aussi artiste peintre inscrit en France à la Maison des artistes. J’ai reçu en France trois prix après une quarantaine d’expositions personnelles et une trentaine d’expositions collectives. Mes travaux ont été exposés en Autriche, Etats-Unis, France, Portugal, Belgique, Roumanie et Ecosse.
Quand avez-vous appris la langue française et pourquoi?
Ma grand-mère m’avait dit un jour qu’avec l’apprentissage de chaque nouvelle langue tu deviens un autre. Mes parents ont insisté pour que je commence par des cours particuliers de français dès mon plus jeune âge. J’ai fréquenté à Bucarest, en plein régime communiste, une école française privée. Ma professeure nous apprenait non seulement le français mais un mode de comportement et de vie. C’était une forme d’émigration culturelle ou une façon de s'évader – du moins dans l’imaginaire – du régime communiste. Durant les années 70 j’étais un avide consommateur de BD françaises (PIF, Pilote, Astérix) à l’Institut Français et durant mes études au lycée, j’étais un fidèle lecteur de toutes sortes d’ouvrages en français. Finalement j’ai fait des études de Lettres (roumain et français) et j’ai enseigné à la fin des années 80 pendant trois ans le français. Il s'agissait d'un stage d’enseignement obligatoire pour les nouveaux diplômés dans des petites écoles en province afin de payer les études d’état déclarées par la propagande comme étant « gratuites ». Puis, en 1989, j’ai reçu de la part du gouvernement français une bourse d’études en cinéma et audiovisuel et un atelier d’artiste à la fondation Cité Internationale des arts à Paris. Le gouvernement communiste n’avait pas été informé, je devais donc trouver une solution afin de quitter le pays pour l’année suivante, même si j’avais un interdit de passeport depuis 3 ans. J’ai eu de la chance quand en 1990 les frontières étaient enfin ouvertes.
Vous enseignez la théorie et l'histoire du cinéma. D'où vous vient cette passion?
Je n’ai pas d’oreille musicale mais j’étais fasciné par l’atelier de peinture de ma tante. Je passais des heures et de journées entières à lire et à peindre dans son atelier. J’ai été attiré par les bandes dessinées et j’ai fait avec un ami d’enfance à la campagne durant l’été 1974 quelques numéros d’un journal de bandes dessinées sur le modèle de Vaillant ou PIF. On multipliait la revue à la main, c’est-à-dire qu’on recopiait comme au Moyen Age les textes et les vignette colorées pour les 7 exemplaires de chaque numéro. On vendait la revue pour quelques sous aux enfants du quartier. C’était du dessin mélangé au montage séquentiel narratif ; un "proto cinéma".
Après mes études universitaires j’ai abandonné la critique littéraire pour me diriger vers la critique de cinéma. J’ai fait ce choix car je pensais que les études de cinéma n’avaient pas la même qualité/ maturité que la critique littéraire et, par conséquent, je pourrais apporter un plus. D’un point de vue personnel, le choix a fait sens car le film mélange la narration/ le séquentiel et l’image. Ma passion pour l’image était complémentaire de mes connaissances en matière de rhétorique, d'études linguistiques et d'analyse littéraire. En bref, le cinéma était un domaine où le visuel et le verbal s’entrecroisent. A Paris j’ai eu le privilège de suivre le dernier cours de Christian Metz et mon directeur de thèse était un ancien linguiste. Mon parcours personnel aligne la rigueur de la recherche analytique avec la pratique du visuel plastique.
Vous avez écrit sur Fellini; pourquoi avoir choisi ce réalisateur en particulier pour mener vos recherches à l'Université?
Un célèbre chercheur soviétique, Mikhaïl Bakhtine avait écrit un livre sur François Rabelais et la culture du rire carnavalesque à la fin du Moyen âge et à la Renaissance. En bref, le message du livre était que la culture populaire (du peuple) pratiquait une forme de dérision face au pouvoir dominant à une époque qui prônait la gaie liberté. Le message était assez iconoclaste/ subversif pour un régime totalitaire. J’avais pendant les années 1984 un accord avec la revue Cinéma : j’écrivais sur les metteurs en scène qui pouvaient être vus uniquement sur les cassettes vidéo VHS qu’on trouvait sur le marché noir roumain. A l’époque la télé roumaine ne transmettait que 2 heures par jour. Faut quand même savoir que la cinémathèque diffusait pour une poignée de cinéphiles, les films néoréalistes italiens, les films surréalistes et les films français. Un jour j’ai découvert les films de Fellini et j’ai voulu explorer plus en détail l’idée que Fellini s'inspirait au vingtième siècle de la démarche de Rabelais. Mais ce qui m’attirait dans son œuvre cinématographique était aussi la richesse baroque et plastique de ses compositions et de ses mises en scène outrancières. J’ai pu ainsi écrire en toute impunité sur la liberté insoumise du peuple face au pouvoir totalitaire/ répressif et ossifié. En 1989 les pensées sur ce mécanisme social et culturel sont devenues la réalité processionnelle de la descente du peuple roumain dans les rues et les places centrales de villes pour célébrer le changement ; la mort de la vielle époque et la renaissance d’un avenir porteur d’espoir et de sens. J’ai soutenu la thèse de doctorat en 1994.
Quels sont vos films roumains préférés?
J’ai publié en 2017 un livre sur les scènes de cuisine dans le films roumains produits après 1990. Dans 30 films produits après la révolution il y avait une scène où les personnages étaient rassemblés dans l’espace clos et prolétarien d’une cuisine de HLM. L’analyse de ces scènes était un prétexte pour analyser le style de chaque metteur en scène. Les cinéastes de la nouvelle vague minimaliste roumaine ont fait la différence par rapport au cinéma roumain conçu sous la caution du « réalisme socialiste ». Je peux citer ici parmi mes films préférés : California Dreamin’ (Cristian Nemescu, 2007), 4 luni, 3 săptămâni și 2 zile (Cristian Mungiu, 2007), Aferim (Radu Jude, 2014), A fost sau n-a fost (Corneliu Porumboiu, 2006), Cum mi-am petrecut sfârşitul lumii (Cătălin Mitulescu, 2006), et Moartea Domnului Lăzărescu (Cristi Puiu, 2005). Pour les films d’avant 1990 il faudra voir les films de Lucian Pintilie, comme Reconstituirea et De ce trag clopotele, Mitică, ainsi que Croaziera de Mircea Daneliuc.
Comment voyez-vous l'évolution du cinéma roumain contemporain?
Le cinéma roumain a réussi pendant les années 2000 à créer un courant cinématographique cohérent fondé sur un style issu du néoréalisme italien et des films de Michael Haneke. Ce courant de type cinéma art et essai est aussi fortement tributaire aux idées théoriques d’André Bazin. Ce « miracle » cinématographique a été fortement apprécié par le jury du festival de Cannes. Aujourd’hui cette voie est épuisée. A présent la plupart des films roumains explorent plutôt l’éclectisme et les excentricités du caractère « latin » des roumains. Disons que les récentes productions de Radu Jude sont représentatives pour ce paradigme. La plupart adoptent le genre comique (absurde ou léger) et le style narratif classique d'Hollywood. Pour faire simple, ce sont des productions plus accessibles au circuit de distribution grand public.
Vous vous consacrez à présent à la peinture. Y a-t-il un lien, une influence possible, entre vos recherches esthétiques dans le cinéma et votre propre travail pictural?
J’évite les interférences entre les deux domaines. En surface, le chercheur et l’artiste peintre sont indépendants. Mais inconsciemment, d’une manière disons freudienne, il existe un espace cérébral où les deux domaines interagissent. Il ne s’agit pas d’une interférence thématique, mais plutôt d’une influence sur les aptitudes. Par exemple, la pratique du visuel m’aide à percevoir plus en détail les compositions visuelles des plans cinématographiques. Le caractère médial du cinéma (i.e. ne pas avoir un lien direct avec l’objet représenté à l’écran mais via l’image) est reproduit dans mes travaux de peinture dans la citation/ pastiche du dessin classique des maitres de la Renaissance mélangé aux couleurs du style abstrait/ expressionniste du vingtième siècle.
Que vous apporte la création au quotidien?
La pratique créative est une besogne. Elle demande du travail, des choix, des hésitations, des insatisfactions. Elle n’est pas en soi un plaisir, mais un effort qui demande des ressources de motivation, d’exploration, de courage, d’énergie ou d’attention maintenue. Mais, une fois ce processus démarré, il a un côté addictif. Tout comme le sport, cette activité apporte des avantages cognitifs (anti-alzheimer) et permet d’avoir un contact social sain. Mais, tout d’abord, si cela ne procure pas de plaisir immédiat au moins il donne un sens à l’existence.
Avec les plateformes numériques et les évolutions actuelles de l'Intelligence artificielle, pensez-vous que les gens seront encore sensibles à des créations dites exigeantes?
Les œuvres plastiques rendent visible les traces du mouvement d’un corps humain. Les simulacres produits par l’intelligence artificielle n'ont pas cette caractéristique. Quand je vois une image statique et que je sais que c’est un plan continu d’un film, d’un objet immobile, je vois toute autre chose que la photo immobile du même objet. A l’écran les deux images sont identiques, mais la compréhension de l'objet qui se trouve devant moi est différente. La connaissance de cette différence produit deux perceptions et compréhensions différentes de l’artefact visuel ; deux objets différents. Voir c’est comprendre. De la même manière, une image produite par une entité humaine et la même image générée par un algorithme sont deux objets différents. Et, parfois, on regarde les artefacts humains afin de percevoir les imperfections de l’autre.
En d’autres termes on ne peut pas s’affranchir de l’élément social d’une œuvre visuelle.
Les créations d’art ne sont pas en soi exigeantes intellectuellement ou pas. Par contre, les interprétations de œuvres peuvent l’être. Les films de Fellini peuvent être compris comme des œuvres comiques ou grotesques. Cela n’empêche pas les interprétations culturelles assez sophistiquées qui impliquent des références à la mythologie grecque et romaine ou au symbolisme ésotérique présent dans la tradition du carnaval. La mort du cinéma a été maintes fois prédite et pourtant on va toujours au cinéma ou on cherche l’expérience de la salle comme à la Cinémathèque avec des discussions, des analyses d'images. Les interprétations exigeantes représentent aussi une façon de différencier et de valoriser les œuvres culturelles (théâtre, film, littérature, musique, arts visuels).
Un message à transmettre à ceux et celles qui, comme vous, aimeraient se consacrer à l'art sous ses différentes formes?
Avoir le courage de s’exposer. Il faut être prêt à travailler sans se laisser influencer par une audience future et virtuelle. Il faut également avoir l’humilité de comprendre qu’une fois l’artefact produit il va être investi/ utilisé par le public avec des significations/ un sens auquel l’artiste n’a jamais pensé. C’est un travail solitaire et difficile mais il donne sens à sa propre existence et, de surcroit, établit un lien social qui est nécessaire a l’identité humaine. Une partie des ressources cérébrales sont dédiées aux contacts sociaux afin de préserver l’identité propre du sujet. Si on dit souvent que « l’enfer c’est les autres » il est tout aussi vrai que l'on peut sombrer dans la folie sans les autres.
