La décision de la Haute Cour de condamner Liviu Dragnea, dirigeant du Parti social-démocrate (PSD), à trois ans et demi de prison, marque la chute la plus spectaculaire dans la politique roumaine. Etant non seulement le chef du parti au pouvoir, mais également le président de la Chambre des députés, Dragnea est devenu l'homme politique le plus puissant emprisonné en Roumanie au cours de ces 30 dernières années.
Ces deux dernières années, les médias internationaux ont consacré de nombreux articles à Liviu Dragnea, qu’ils ont décrit comme l’un des dirigeants autocratiques en Europe, aux côtés du Premier ministre hongrois Viktor Orban et du chef du parti conservateur polonais PiS, pour la manière dont il a usé de son pouvoir pour faire plier le système judiciaire tout en ignorant les principes de l'Union européenne. Cependant, Dragnea n’a pas toujours été puissant: il ne provenait pas de la vieille direction communiste et ne bénéficiait pas du soutien d’une famille puissante, comme la plupart de ses prédécesseurs.
Dragnea est né le 28 octobre 1962 à Gratia, dans le comté de Teleorman. Son père était le chef de la police dans le village. Il est allé au lycée à Turnu Magurele puis a obtenu son diplôme à la Faculté des Transports de l'Université Polytechnique de Bucarest en 1987. Il a ensuite travaillé comme ingénieur dans une usine à Craiova.
Dans les années qui suivirent immédiatement la Révolution, alors qu’il avait presque 30 ans, Dragnea ouvrit plusieurs bars de village à Teleorman. Selon une biographie rédigée par Recorder.ro, l'un des rares à parler du dirigeant du PSD, il portait des barils de bière avec une vieille voiture ARO et servait lui-même de la bière dans des petits bars improvisés.
Alors que l’État cédait ses avoirs, Dragnea a repris la gestion d’un hôtel et de plusieurs restaurants à Turnu Magurele, une ville du sud de la Roumanie comptant 22 000 habitants, qu’il a ensuite achetés pour presque rien. Il a continué à développer ses entreprises et, en 1995, il était devenu l'un des hommes d'affaires les plus importants du comté de Teleorman.
Il s'est ensuite tourné vers la politique. En 1996, à l'âge de 33 ans, il est devenu préfet du comté de Teleorman, à savoir le plus haut représentant du gouvernement dans le comté. Pour atteindre cet objectif, il injecte de l'argent dans la campagne électorale du Parti démocrate (PD), alors dirigé par l'ancien Premier ministre Petre Roman (qui était aussi l'un des professeurs de Dragnea à l'Université Polytechnique).
En 2000, Dragnea devenait président du conseil du comté de Teleorman, après avoir convaincu les membres élus du conseil du comté de voter pour lui à la place d’un autre candidat préféré par les dirigeants du parti pour ce poste. Pour y parvenir, Dragnea aurait apparemment emmené tous les membres du conseil dîner dans l'un de ses hôtels et leur a promis divers postes au sein de l'administration, selon des personnes proches mentionnées par Recorder.ro. Un an plus tard, Dragnea quitta le parti démocrate qui était en train de sombrer, pour rejoindre le parti social-démocrate (PSD) de Ion Iliescu et Adrian Nastase, qui avait remporté les élections en 2000. Quelques mois auparavant, Dragnea avait déclaré dans une interview qu’il ne rejoindrait pas le PSD ou que, s'il le faisait, il démissionnerait de son poste de président du conseil de comté. Plus tard, il justifiera sa décision en affirmant que les intérêts du comté étaient au-dessus de tout intérêt personnel, toujours selon Recorder.ro.
À la fin de 2001, Dragnea avait signé son plus gros contrat. Lors de la dernière réunion du conseil de comté cette année-là, il avait approuvé l'attribution d'un important contrat de réhabilitation de routes à une entreprise de construction appelée Tel Drum, propriété du conseil de comté, qui était chargée des grands projets d'infrastructure dans le comté. Quelques mois plus tard, Dragnea privatise Tel Drum, son acheteur officiel étant Marian Fiscuci, l'un de ses anciens collègues.
Au fil des années, Tel Drum a reçu de nombreux contrats du conseil du comté de Teleorman dirigé par Liviu Dragnea, dont certains ont été financés par des fonds de l'UE. En 2016, la direction nationale de la lutte contre la corruption (DNA) a ouvert une enquête contre Tel Drum pour fraude aux fonds européens.
Cependant, au début des années 2000, Dragnea consolidait sa position de baron local (les puissants dirigeants politiques régionaux qui avaient émergé à cette époque, étaient connus sous le nom de barons locaux). Il a créé un réseau de personnes occupant des postes clés au sein de l'administration locale, subordonné la presse locale et réussi à conserver le pouvoir de 2000 à 2012.
C'est à cette époque que Dragnea a chargé le responsable de la Direction du Bien-être et de la Protection de l'Enfance à Teleorman d'embaucher et de rémunérer deux femmes qui travaillaient en fait pour le bureau local du PSD, également dirigé par Dragnea. La direction a versé aux deux femmes environ 108 000 RON (23 000 EUR), bien qu’elles n’aient pas travaillé pour l’institution. C'est la raison pour laquelle Dragnea a été envoyé en prison le 27 mai 2019.
Alors que Dragnea a toujours affirmé qu’il était innocent et qu’il ne savait pas que les deux femmes étaient payées pour rien par une institution de l’État, les témoins entendus au cours du procès l’ont dépeint comme un dirigeant très puissant que personne n’osait contester.
En juillet 2009, Liviu Dragnea faisait son entrée dans l’équipe de direction du PSD en tant que secrétaire général par intérim. Le dirigeant du parti à cette époque était Mircea Geoana. Lors du congrès du parti en 2010, Dragnea avait aidé Victor Ponta à remporter les élections internes contre Geoana. Il est ensuite devenu secrétaire général du PSD.
À l'été 2012, il a coordonné la campagne du parti lors du référendum pour le limogeage de l'ancien président Traian Basescu pour violation présumée de la Constitution. Ses efforts pour amener plus de personnes aux urnes pour voter en faveur du limogeage de Basescu lui ont ensuite valu d'être inculpé de fraude électorale et condamné à une peine de deux ans d'emprisonnement avec sursis début 2016.
En décembre 2012, il a remporté un siège à la Chambre des députés. Le chef du PSD à l'époque, Victor Ponta, lui a également confié un portefeuille dans son gouvernement, en tant que ministre de l'administration et du développement régional. C'était la position idéale pour l'ambitieux Dragnea, qui l'a utilisée pour consolider son pouvoir sur les dirigeants locaux du parti. Il était chargé de distribuer les fonds publics à l’administration locale, exerçant ainsi un contrôle important sur les maires et les présidents des conseils de comté en Roumanie. Dragnea a même créé un programme de développement national - le PNDL, d’une valeur de plusieurs milliards de RON, à travers lequel il allouait des fonds aux autorités locales, comme une alternative aux fonds de l’UE.
En 2013, il a été élu président exécutif du PSD, mais c’est lui qui contrôlait les dirigeants locaux du parti, pas Ponta. Plus tard, après avoir démissionné de son poste de dirigeant du PSD et contraint de démissionner de son poste de Premier ministre suite aux manifestations de rue, Ponta a admis que l'une de ses plus grandes erreurs en tant que chef du parti était de laisser Dragnea traiter avec les barons locaux, une chose qu'il n'aimait pas particulièrement faire lui-même.
Ponta a démissionné de son poste de responsable du PSD à l'été 2015, le département anticorruption ayant ouvert une enquête sur lui dans le cadre d'une affaire de services juridiques fictifs impliquant également son ancien collègue et membre du cabinet, Dan Sova (qui a été acquitté cette année). Même s'il était jugé pour fraude électorale, Dragnea en profite pour prendre la tête du PSD.
Puis, en novembre 2015, après la tragédie de la boîte de nuit Colectiv à Bucarest, qui avait amené des milliers de personnes dans les rues pour protester contre le gouvernement, Dragnea aurait contraint Ponta à se retirer du poste de Premier ministre et a accepté la solution proposée par le président Klaus Iohannis, celle d'un cabinet de technocrates dirigé par Dacian Ciolos, en vue de préparer les élections législatives qui allaient avoir lieu fin 2016. Une initiative intelligente: en positionnant son parti comme opposant, il a remporté à la fois les élections municipales et législatives en 2016.