La déesse Bhārat Mātā est la personnification de l'Inde sous les traits d’une déesse, la déesse-mère qui est depuis sa conception utilisée comme image marketing et devient un réel symbole politique. Un peintre de renommée internationale, Maqbul Fida Husain, dont le nom est associé au Modernisme indien, se retrouve au cœur d’une controverse qui le forcera à quitter l’Inde lorsqu’il présente en 1996 sa caricature de Bharat Mata. Vingt-cinq ans plus tard à l'heure de la montée en puissance du nationalisme hindou, Bharat Mata est toujours très présente dans le paysage politique indien et la caricature de M.F. Husain suscite encore indignation et questions.
Bhārat Mātā -भारतमाता
La déesse Bhārat Mātā (nom sanskrit qui se traduit littéralement par ‘’Mère Inde’’) est également largement connue dans toute l'Inde sous le nom de Mother India. Elle est la personnification de l'Inde sous les traits d’une déesse, la déesse-mère.
Depuis son émergence à la fin du XIXe siècle, cette nouvelle mère/déesse est imaginée comme l'incarnation substantielle du territoire national indien. En tant que puissant symbole de ralliement dans la lutte pour l’indépendance vis-à-vis de la domination coloniale britannique, elle rassemble dans une dévotion commune de larges pans de la population du sous-continent, fissurée par la langue, l’ethnicité et les attachements locaux et régionaux.
Paradoxalement, elle est rapidement perçue comme la représentation de la rupture qui se développe au cours des premières décennies du XXème siècle entre les communautés religieuses dominantes de la région (hindoue et musulmane) et qui conduit à la partition de l'Inde britannique en Août 1947.
Son apparition dans le paysage patriotique indien à ce moment-là permet de se demander pourquoi une nation en quête de reconstruction se tourne vers la figure anthropomorphique d'une divinité féminine.
La figure de Bhārat Mātā met également en évidence d’autres questions : la place des symboles religieux dans les régimes politiques démocratiques modernes et l’estampille hindoue sur un pays aspirant à être laïque, diversifié et pluriel.
La littérature identifie essentiellement Bhārat Mātā aux idéologies d'un nationalisme hindou renaissant, cependant, il semble que d’autres intérêts contribuent à la féminisation du territoire national indien en tant que mère et déesse. En effet, une telle féminisation correspond à nouvelle idéologie de la maternité qui accompagne la consolidation de la modernité industrielle dans diverses parties du monde au XIXe siècle, Inde incluse.
Bhārat Mātā dans l’iconographie
Bhārat Mātā est un amalgame de toutes les déesses de la culture indienne et de manière plus significative, elle s’inspire fortement de la déesse Durga. En effet, elle est généralement représentée sous les traits d’une femme vêtue d'un sari safran tenant le drapeau national indien et parfois accompagné d’un lion.
Dans la symbolique, elle porte l'Himalaya comme une couronne, ses pieds bénissent les eaux de l'océan, ses bras gracieux se tendent comme pour embrasser l'Orient et l'Occident (Tagore 1905).
Elle inspire de nombreux chants patriotiques ; les leaders politiques l’invoquent dans leurs discours.
Elle est de toute évidence pour les hindous un être divin: elle a une aura derrière la tête. Elle possède quatre bras, chaque main portant un objet chargé de symbolisme, comme entre autres un manuscrit sacré, un chapelet de perles (akshamala). Elle est vêtue d’un long tissu enroulé autour d’elle (vastra) représentant la liberté, comme le simple dhoti de Gandhi. Le calme irradie de son être. Elle est là comme une déesse idéalisée : grâce, douceur, protection.
Bhārat Mātā dans l’art
Abanindranath Tagore peint, pour la première fois, cette image en 1905 et il n’est pas difficile d'imaginer les influences qui ont façonné cette oeuvre. La période est très dure, empreinte de l’omni-présence britannique, la
partition de l’Inde est imminente, l’ambiance est très lourde, les gens vivent dans l’angoisse, les violences sont quotidiennes.
A cette époque, l’Inde vibre au son d’un chant patriotique Vande mataram, poème écrit par Bankim Chandra mis ensuite en musique par Jadunath Bhattacharya en réaction au God save the Queen que les Anglais veulent imposer en Inde. Ce chant est un hymne à la nation et décrit le pays en tant que Mère.
Abanindranath Tagore, que tout le monde appelle Abani Babu, crée ainsi l’image d’un idéal, afin que tout le monde puisse la vénérer et se souvienne que la terre Inde, malgré les douleurs liées au conflit imminent, reste toujours debout, forte, sereine et protectrice .
Il ne peut pas imaginer qu’elle déclencherait de nombreuses polémiques. Mais, les choses prennent très vite une dimension incroyable. Les affiches représentant Bhārat Mātā se multiplient, elle apparait sur les calendriers, sur les publicités. Son image est happée par l’appel populaire.
Plusieurs artistes reproduisent l’image de Bhārat Mātā :
On la retrouve de plus en plus dans des images la montrant avec des figures nationales : Gandhi, Nehru ou encore Netaji Subash Chandra Bose.
Elle sert à porter des messages souvent politiques. Ici, l'art n’est pas la principale préoccupation : Bhārat Māta devient porteuse de messages. Les visuels sont en fait très engagés, à leur manière et finissent par entrer dans les foyers à une échelle insoupçonnée auparavant.
Rapidement son image est détournée, elle perd la liberté qu’elle était censée symboliser.
Bhārat Māta caricaturée ...
L’art n’est jamais neutre. Il est plus fort que la parole, il reste et s’inscrit dans l’histoire. Bhārat Māta est depuis sa conception utilisée comme image marketing et devient un réel symbole politique. L’appropriation de l’espace public comme mode de propagande politique propose ainsi une élaboration artistique d’un certain nationalisme hindou.
À cette multiplicité d’usage correspond une multiplicité de voix et d’approches. Ainsi, dans les années 90, un peintre de renommée internationale, Maqbul Fida Husain, dont le nom est associé au Modernisme indien, se retrouve au cœur d’une controverse qui le forcera à quitter l’Inde.
La controverse commence en 1996 lorsqu’un magasine, le Vichar Mimansa publie une caricature de Bhārat Māta : œuvre signée M.F Husain. L’article qui l’accompagne s’intitule : « M.F. Husain : peintre ou boucher ».
M .F. Husain est reconnu par les amateurs d’art comme un très grand artiste progressiste. Il désire rompre avec l'école bengalaise et encourager l'Avant-gardisme à un niveau international. Il connaît ses heures de gloire dans une nation indienne embryonnaire, il reçoit d’ailleurs en 2007 le Raja Ravi Varma Award du gouvernement du Kerala.
A cette période, le Modernisme est mis à l’écart car représentant une pâle imitation de la « modernité occidentale ».
À la suite de la parution d’un tableau caricaturant Bhārat Māta, Husain est accusé d’avoir commis plusieurs infractions en vertu du Code pénal indien pour avoir osé porter atteinte aux sentiments religieux et favorisé l’inimitié entre les différents groupes religieux.
Ce tableau n’est en réalité que la goutte d’eau qui fait déborder le vase hindou. En effet, Hussain est déjà connu pour avoir peint et caricaturé plusieurs divinités hindoues nues.
Les peintures et caricatures qui blessent les sentiments religieux des hindous ont toutes été créées dans les années 70. Les trois premières montrent Saraswati, Parvati et Laxmi, les trois déesses de la Trinité hindoue (Trimurti) nues.
De plus, l’artiste ose montrer Sita chevauchant nue sur la queue d’Hanuman en s’agrippant à elle.
Une autre caricature évoque l’accouplement de la déesse Durga avec son tigre. Une autre enfin est une esquisse représentant Laxmi perchée nue sur la tête de l’éléphant Lord Ganesh.
Les groupes nationalistes hindous déclarent alors que son travail équivaut au «viol de déesses hindoues ». (Guha-Thakurta). Ils y voient déjà une offense, ne comprenant pas réellement le message que de telles œuvres peuvent vouloir signifier.
Alors, lorsque Husain, en 1996, dévoile son tableau Bhārat Māta, représentant la Déesse Mère dont le corps nu épouse la forme de l’Inde, cela déclenche une grande indignation.
Cette œuvre reprend de nombreux symboles hindous. Les genoux repliés, elle soutient de ses pieds le chakra du Dharma, traditionnellement placé au centre du drapeau indien et symbole de l’Hindouisme et les noms des états de l’Inde apparaissent sur diverses parties de son corps.
L’artiste tente toutefois de se défendre en arguant qu’il n’a donné aucun titre à ce tableau.
Certaines organisations musulmanes le soutiennent. Même son fils prend sa défense en disant qu’il désirait mettre en valeur la « beauté divine » (Kishori Sud – 2019) et n’avait nulle intention de blesser. Husain lui-même veut se disculper en avançant la beauté des corps nus dans le travail artistique. Il prétend rendre hommage aux divinités hindoues en les peignant nues.
Cela pourrait s’entendre. Cependant, Husain ne peint pas que des figures hindoues. Il a à son actif des portraits de femmes musulmanes et des scènes représentant des hommes de cette même confession. Ils sont tous totalement vêtus !
Enfin, pour compléter la confusion qui entoure l’œuvre de Husain, ce dessin fait naitre de nouvelles critiques. Et des questions restent posées, l’artiste n’y ayant jamais répondu. Pourquoi peindre un roi musulman habillé à côté d’un prêtre hindou nu ?
Que faut-il comprendre?
La littérature apporte des prémices de réponses. Guillaume Doisy, historien, spécialiste de l’histoire des caricatures, écrit ceci : « les caricatures visent à déconstruire l’image des dogmes diffusés par la religion » (Archives des sciences des religions; 2016).
De plus, les apologistes de Husain soutiennent que les Écritures anciennes hindoues, ainsi que certains temples, montrent la nudité et que cela ne dérange personne. C’est vrai. Mais, selon Akhilesh Mishra, directeur général de la fondation Blue Kaft Digital, une association qui recherche de nouveaux talents et accompagne les idées originales visant le bien être social : « Des temples comme Khajurao montrent des nus, représentent même parfois des actes sexuels, mais il n’y a jamais eu de controverse à leur sujet. Pourquoi ? Parce qu’ils dépeignaient des actes sexuels entre partenaires inconnus dont les visages ne pouvaient pas être attribués à des divinités vénérées par des millions de personnes pendant des siècles ».
Les tentatives d’explications ne suffisent pas à calmer les esprits et les œuvres de Hussain relancent en Inde le débat sur la liberté d’expression. Mais en réalité, est soulevé ici le rapport : protection des religions versus liberté d’expression. Cette confrontation conduit à des tensions amères. (R. Dijoux – chargée d’enseignement Univ de la réunion).
Husain s’appuie sur la notion de sécularisation de la société indienne où « l’effondrement de l’encadrement religieux traditionnel ouvrirait la porte à la critique libertaire » (Nouaillat 2015). Mais l’Inde est-elle réellement ouverte à cela ? Toujours selon Nouaillat, « l’espace sacré de la croyance peut être envahi de quantités de choses que la piété populaire sacralise et protège ainsi d’une critique moqueuse qui serait de l’ordre de l’outrage ».
Alors face à cela, pour sa défense, Husain se retranche derrière la liberté d’expression dans l’art et déclare qu’il « ne voulait pas manquer de respect aux divinités ». Selon lui, la nudité dans l’art représente la beauté et est considérée comme symbole de pureté.
Mais il se contredit lorsqu’il lui est demandé d’expliquer une autre de ses œuvres ...
Sur ce tableau, il peint Einstein, Mao, Gandhi décapité et Hitler nu !!! Et lorsqu’il est interrogé sur le sens de cette œuvre, il répond qu’il a : « dépeint Hitler nu pour l’humilier comme il le mérite » !!!
Alors, laissons le mot de conclusion à Napoléon : « les images rendent visibles ce qu’essaient de dire les mots. La caricature, dessinée ou mise en mot peut faire plus de mal qu’un pamphlet. »