Les toilettes, éléments indispensables de la vie urbaine moderne, a toujours été l'un des séparateurs sociaux les plus cruciaux entre le rural et l'urbain, en particulier dans le contexte de l’Inde. Les discours populaires indiens véhiculent fréquemment la notion d’absence de toilettes modernes en milieu rural alors que tout le monde reconnaît les efforts pour les rendre fonctionnelles dans les espaces publics urbains. Cependant dans l’imaginaire occidental, c’est souvent la seule Inde rurale qui est retenue.
C’est ce qu’une étude récente du Service du Droit Humain à l’Eau et à l’Assainissement explique en ces termes : Le rural, qui est populairement compris comme la «vraie» Inde dans le contexte mondial, dépeint désormais une image de l'Inde sous-développée et un pays ouvertement «non salubre» (Brown, 2018).
Pourquoi faut-il repenser les toilettes en Inde ?
Pour «sauver» les zones rurales, le Mahatma Gandhi et son épouse Kasturba, ont prêché la notion d'hygiène personnelle et ont souhaité que les villages indiens adoptent le système de toilettes modernes, par opposition à la défécation dans les champs. Cette tendance à l'assainissement collectif / communautaire voulu par Gandhi a été essentiellement rendue difficile par la tradition castéiste de stratification professionnelle, selon laquelle les dalits (Intouchables) sont contraints de nettoyer les déchets humains. Ainsi, l'initiative de construire des toilettes pour tous les citoyens pouvait s’apparenter à une certaine volonté d’occidentaliser l'Inde et de la débarrasser de son système castéiste traditionnel.
Si le besoin de toilettes vient de l'idée de moderniser l’Inde, cela risque de diviser le privé et le public. Dans le cas des espaces urbains, cette division est à la fois rompue et renforcée. Des toilettes dans les lieux publics, pour tout le monde, créent des espaces privés dans la sphère publique.
Donc, la création de tels espaces dans les villes pointe à nouveau les hiérarchies, le rural étant montré comme l' « espace arriéré » (Brown) car dépourvu du concept de modernité, en créant une séparation entre le public et le privé.
Cependant, la politique contemporaine sur les toilettes n'est pas si simple. Alors que l'assainissement en tant que mode de vie prend de plus en plus d’importance dans les discours politiques, il reste toutefois crucial de réfléchir aux hiérarchies de caste, de classe, de religion et de genre qui structurent l'ensemble du système indien. Parallèlement à ces catégories d'analyses, des nouveaux mouvements - queer et droits des personnes handicapées notamment - soulèvent de nouvelles questions autour de l'accessibilité des toilettes:
- Qui construit ces toilettes ?
- Qui les nettoie ?
- Alors que des efforts sont faits pour respecter les deux sexes (toilettes femmes et toilettes hommes), à quel genre de conséquences les personnes n’entrant pas dans ce seul classement binaire (les transexuels, les hijras) sont-elles confrontées ?
- Les toilettes publiques sont-elles conçues en tenant compte des problématiques des personnes handicapées ?
Ces toilettes publiques, qui représentent certes une avancée notoire dans la vie sanitaire des villes indiennes, semblent en fait se révéler source de discriminations.
Qui construit les toilettes?
Le 2 octobre 2014, le Premier ministre, Narendra Modi lance une large campagne sanitaire pour honorer la vision du Mahatma Gandhi d'un pays propre.
Il fait de Swachh Bharat Abhiyan l'une des missions les plus populaires et les plus importantes de l'histoire de l'Inde.
Le principal objectif du Swachh Bharat Abhiyan est de faire prendre conscience à tous les Indiens de la propreté et de son importance. Le concept est de fournir des installations sanitaires de base telles que des toilettes et un approvisionnement en eau potable sûr et adéquat pour chaque personne.
Les médias s’emparent aussi de ce sujet sociétal. Le film Toilet- Ek Prem Katha décrit l’expérience d’une jeune femme qui, après avoir épousé le jeune homme qu’elle aime, part vivre chez sa belle famille dans un village et découvre qu’il n’y a pas de toilette dans les habitations. Le film révèle les problèmes que cela engendre pour les femmes.
Le gouvernement indien dépeint le Swachh Bharat Abhiyaan comme une mission de propreté réussie ... The Research Institute for Compassionate Economics mène alors une étude auprès de 3235 foyers dans 4 états du nord de l’Inde en 2014 et 2018. Il trouve que « la défécation à ciel ouvert avait réduit de 26% durant ces 4 années grâce à l’introduction de toilettes dans les maisons passant de 37% en 2014 à 71% en 2018 » (Quartz India, 2019)
Cependant, en dépit de ces chiffres, l'initiative reçoit des critiques de la société civile qui dénonce une publicité surmédiatisée de la mission déclarant le pays «libéré des défécations à l'air libre» (Quartz India) ainsi que la manipulation des données ultérieures. «Une nouvelle étude réalisée par une équipe du Research Institute for Compassionate Economics (RICE) suggère que 44% de la population rurale du Bihar, du Madhya Pradesh, de l'Uttar Pradesh et du Rajasthan défèquent à l'air libre», rapporte Live Mint. L’étude montre aussi que parallèlement à cela, les toilettes dans les zones urbaines et rurales n'ont jamais subi de contrôle sur leurs systèmes d'approvisionnement en eau, l'assainissement et le drainage.
Alors que la mise en service des toilettes publiques est effectuée par le gouvernement, elles sont conceptualisées par des architectes. Il semble alors étonnant qu’elles prennent rarement en considération les personnes handicapées et les femmes (leurs exigences pour divers articles d’hygiène dans les toilettes publiques). Les toilettes situées dans des endroits phares, comme les centres commerciaux, les cinémas et les aéroports, etc., sont équipées de telles installations.
Qui nettoie et entretient les toilettes en Inde?
Même si de telles initiatives du gouvernement sont dans une certaine mesure à encourager, afin d'assurer des environnements plus propres et la santé publique, des chercheurs vont au-delà de ces objectifs de développement évidents et examinent l'arrangement structurel du système d'assainissement. Il est important pour eux de déterminer la composition des castes et des classes du groupe de personnes qui maintiennent l'ensemble du système, ou en d'autres termes, le travail non rémunéré ou sous-payé sur lequel évolue l'ensemble du système – le travail des dalits.
Leur recherche révèle également qu'un grand nombre de femmes s'occupe du nettoyage des eaux usées et des excréments. Le Safai Karmachari Andolan, une organisation dont la mission est d'éradiquer le nettoyage manuel, constate qu'environ 98% de ces travailleurs sont des femmes. Elles ne bénéficient d'aucune sécurité d'emploi, sont soumises à de terribles conditions de travail, reçoivent un salaire très bas et sont susceptibles d'agression sexuelle.
En quoi les toilettes sont-elles une question de genre?
Il existe un certain nombre de choses dans le monde, qui sont universelles pour tous les sexes et donc perçues comme des expériences qui ne présentent pas de manifestations évidentes des inégalités entre les sexes. Les toilettes en font partie. Appartenant à notre quotidien, elles ne révèlent pas de façon flagrante les inégalités des expériences genrées. Cependant, des études montrent que même les toilettes - leur architecture, leur utilisation et leur accessibilité - sont teintées par les idées conventionnelles du patriarcat et les rôles et attentes de genre qui en découlent.
En effet, selon ces chercheurs, les toilettes publiques mal équipées manquent d'entretien et aussi d'installations adéquates d'articles de toilette, d'eau, de serviettes hygiéniques, etc., ce qui entraîne une série de luttes quotidiennes pour les femmes employées loin de chez elles, afin qu’elles puissent accéder dans des conditions minimales d’hygiène à des espaces d’aisance hors de leur domicile.
Il a été démontré dans une étude du Center for Soil and Environmental Research de la Lincoln University de Redmond aux États Unis, que les femmes sont souvent la proie à de diverses maladies, notamment des infections des voies urinaires, après avoir utilisé ces toilettes mal entretenues et négligées. Elle indique que les femmes urbaines choisissent souvent de retenir leur envie d'uriner « en raison des conditions déplorables des toilettes dans les espaces publics » (2016). Cette situation empire encore pour les femmes des castes inférieures ou de la classe ouvrière, qui se voient même refuser l'accès aux toilettes publiques.
Personnes transgenres – les hijras
L'une des questions les plus fréquemment posées aux personnes transgenres concerne leur «préférence» de toilettes, au regard des deux seules options limitées aux toilettes pour femmes ou toilettes pour hommes. Les militants transgenres exigent des toilettes sans distinction de sexe, car ils craignent souvent la violence dans les locaux sexués. Mais les toilettes non sexuées en Inde restent quasiment inexistantes de nos jours, bien qu'il y ait eu des tentatives de les construire dans certains espaces universitaires, tels que le Tata Institute Of Social Sciences à Mumbai. Certains centres commerciaux à Delhi ont imaginé des toilettes hors genre.
Cependant, de telles initiatives sont vraiment difficiles à imaginer universellement, car la division des toilettes selon le sexe crée malgré tout des espaces plus sûrs pour les femmes, par rapport aux espaces non sexués qui peuvent mettre en danger leur sécurité.
Personnes handicapées
L'inclusion des personnes handicapées dans les espaces publics ne doit pas seulement être imaginée par rapport aux accès (entrées, étages), mais doit également être appréhendée en termes de technicité architecturale. La conception des toilettes doit aussi penser aux personnes ayant une déficience physique ou une déficience visuelle, afin que ces espaces soient accessibles en toute sécurité et de façon indépendante par elles.
Le Swachh Bharat Abhiyan, le programme de propreté de l'Inde lancé par le gouvernement actuel, a rédigé un manuel (PwD) qui promet diverses installations pour les personnes handicapées, par exemple des rampes d'accès, des écriteaux en braille, etc. Cependant, très peu des dispositions proposées par le manuel ont été remplies, car le projet initial visait à modifier les habitudes d'hygiène en général et s’est révélé trop ambitieux.
Bien que le thème des toilettes publiques, de l'assainissement et de l'hygiène soit une préoccupation largement acceptée parmi les universitaires et les militants, il continue d'être un problème en Inde, avec de graves conséquences : des risques accrus de subir des violences et de développer multiples vulnérabilités en matière de santé.
Les résultats des diverses études menées sur le sujet mettent en évidence trois contraintes structurelles, des facteurs clés influençant la construction et l'utilisation des toilettes: les inégalités sociales, une politique d'assainissement inadéquate et la dynamique du pouvoir basée sur le genre au niveau des ménages. Ces études soulignent la pertinence de travailler sur les programmes et les politiques d'assainissement en impliquant des femmes, des transgenres et des handicapés dans le processus de planification afin de garantir le développement de solutions d'assainissement dignes et sensibles au genre et aux différences physiques. Ces recherches pointent également la nécessité de prendre des mesures, d’une part pour renforcer et mettre en œuvre une politique d'assainissement en milieu rural et pour toutes les classes sociales et castes, et d’autre part pour que les programmes fassent collaborer les femmes et les hommes pour arriver à dépasser les relations de pouvoir entre les sexes qui influencent les décisions.