Brice Poisson était l’un des 5 finalistes de la catégorie Entrepreneur des Trophées des Français d’Asie. Après un parcours varié en France, il a tout quitté pour venir travailler avec un partenaire indien qui avait plusieurs idées de projets. Aujourd’hui, 10 ans après, il dirige à Pune dans le Maharashtra, trois boulangeries, une société d’animation et une société de production cinématographique. Interview
lepetitjournal.com Bombay : Comment passe-t-on de la boulangerie - pâtisserie à la production cinématographique ? Racontez nous votre parcours.
Brice Poisson : J’ai eu un parcours éclectique dès le début. L’école n’étant pas ma tasse de thé, j’ai commencé par un apprentissage chez un mécanicien, avant de me rendre compte que je n’aimais pas vraiment avoir “les mains dans le cambouis” toute la journée. Je me suis ensuite lancé dans la boulangerie mais là, ce sont les horaires de travail qui m’ont arrêté et j’ai alors décidé de devenir acteur. Enfin, l’avenir me semblait clair et je travaillais sur un projet de pièce de théâtre avec une troupe d’acteurs.
Entretemps, j’avais fait un premier voyage en Inde en 2004 et c’est à cette occasion que j’avais rencontré celle qui allait devenir ma femme. Je suis retourné en voyage en Inde chaque année jusqu’en 2008 et j’ai eu des contacts avec des personnes particulièrement intéressantes et notamment un homme d’affaires qui avait des projets plein la tête et les ressources pour les mettre en place. Mais, à l’époque, mes débuts d’acteur en France s’annonçaient bien et je n’envisageais pas du tout de m’installer à l’étranger.
C’est en 2007 que tout a basculé, après avoir investi une année de travail dans une pièce de théâtre. Le jour de la première a coïncidé avec une grève de la RATP, le théâtre était vide et après 4 jours de représentations, la pièce était annulée. J’ai alors repensé à l’Inde et aux projets dont on m’avait parlé. En trois mois, j’avais tiré un trait sur ma vie française et j’atterrissais à Mumbai !
Quels étaient ces projets dont vous nous parlez et comment en êtes vous venu à fonder votre propre boulangerie pâtisserie ?
J’ai commencé par travailler sur une ligne de viennoiseries françaises pour le service de restauration de compagnies aériennes et pendant plusieurs années, j’ai été consultant dans le domaine de la restauration pour des cafés et hôtels de luxe. C’est dans ce cadre que je me suis formé et que j’ai ensuite songé à ouvrir ma propre boulangerie pâtisserie.
Le premier magasin, la Bouchée d’Or, a vu le jour en 2012 à Pune après une inauguration en grande pompe avec tout le gratin de la ville. Pune est la deuxième ville du Maharashtra - après Bombay - et compte de nombreuses grandes sociétés internationales et indiennes. Mon idée était de créer une boulangerie qui respecte la charte de qualité d’une boulangerie française jusqu’au poids des baguettes.
La gestation du projet a duré 4 ans ! En comparaison, la deuxième boutique a été ouverte juste 1 an après et aujourd’hui, il y en a 3. En 2018, la Bouchée d’Or emploie 14 personnes, 5 employés et le chef pour la production ainsi qu’1 gérant assisté de 2 vendeurs par magasin. Le succès de la première boutique a permis de financer les autres.
Quelle est la clientèle de vos boulangeries ?
Au début, les clients étaient à 80% des étrangers, aujourd’hui 70% sont des Indiens. Certains de mes clients indiens sont fidèles depuis le démarrage.
Mais après avoir ouvert les 2 boulangeries, vous vous êtes lancé dans l’animation graphique. C’est un domaine peu connu et pas vraiment en rapport avec votre expérience, comment avez vous eu cette idée ?
C’est la boulangerie qui m’a amené à l’animation graphique ! En fait, le partenaire français avec lequel j’ai monté la société Minte Entertainment, était un client régulier de la Bouchée d’Or, il avait suivi sa femme japonaise qui enseignait à des Indiens à Pune. Il appréciait particulièrement les viennoiseries de la Bouchée d’Or et y venait tous les jours. Avant de venir en Inde, Il avait exercé dans l'industrie du divertissement (BD, animation, licensing).
Nous avons sympathisé et en 2014, nous nous sommes lancés. L’activité de boulangerie m’a permis d’avoir les fonds nécessaires pour démarrer et notre premier client a été la société Rovio, le créateur d’Angry Birds.
Nous avons d’abord produit des bandes dessinées mais depuis 2017 nous avons signé un contrat avec un des logiciels d’animation pour les dessins animés connu au plan international et nous nous sommes lancés dans la niche d’animation en 2D (en Inde, il y a surtout des producteurs d’animation 3D). L’animation 2D requière une part importante de dessins manuels, tout ne se fait pas sur ordinateur. Nous avons pour cela créé une deuxième structure : Minte Animation. Avec ce contrat, nous sommes passés de 12 à 75 employés.
Nous nous sommes répartis les tâches : Josselin, mon partenaire s’occupe de la partie production et création, je me charge de la gestion.
Est-ce aussi les viennoiseries qui vous ont attiré vers la production cinématographique ?
Non, ma femme est réalisatrice et avait sa propre société de production. En tant qu’ancien acteur, c’est un secteur qui m’a toujours attiré. Je l’ai aidé à produire un documentaire en 2014 qui a été le premier vendu à Netflix en Inde : “What’s love got to do with it?”. Le film s’attachait à décrire le parcours d’Indiens ayant tous étudié à l’étranger mais finalement restés très conservateurs dans l’âme et lorsqu’ils décident qu’il est temps, se tournent vers leur famille pour “arranger” leur mariage.
En 2016, ma femme a finalisé son script pour un long métrage. Pour assurer la bonne marche de la réalisation, j’ai finalement pris la direction de la société de production (Inkpot films) et j’ai aujourd’hui sous ma responsabilité toute la partie administrative. Cela couvre entre autres le suivi de l’utilisation des fonds, les cadres légaux pour les contrats avec les acteurs, le coproducteur et les sociétés de diffusion et la logistique.
Le tournage a eu lieu en Inde en 2017 et comme c’est une coproduction franco-indienne, la finalisation s’est déroulée en France début 2018. Le film a été remarqué par de nombreuses personnes du métier et a été sélectionné pour la 71ème édition du festival de Cannes pour la semaine de la Critique et a reçu le prix GAN pour la diffusion.
Le film s’intitule “Sir” et aborde un sujet encore peu discuté en Inde, la place de la femme dans la société. Il sera diffusé à partir du 26 décembre en France (et du 20 décembre en Allemagne).
Vous êtes aujourd’hui à la tête de 3 sociétés dans des secteurs d’activité différents et basées à Pune et à Mumbai : comment partagez vous votre temps ?
La boulangerie pâtisserie est un métier très exigeant en matières d’horaires. Pendant quelques temps, j’ai réussi à mener de front cette activité et la société d’animation. Mais je me levais à 3h du matin pour surveiller la préparation du pain et des viennoiseries puis changeais de casquette pour assurer la gestion de la société d’animation et retournait ensuite à la boulangerie dans la journée pour enfin terminer le soir à nouveau sur la partie animation. C’est un rythme épuisant !
En 2017, lorsque j’ai décidé d’ouvrir la troisième boutique, j’ai embauché un Français afin de superviser la production dans la boulangerie, il est aujourd’hui le chef de la Bouchée d’Or.
En fait, mes trois sociétés sont structurées plus ou moins de la même manière et utilisent les mêmes ressources administratives. Dans chaque entreprise, j’ai un partenaire qui s’occupe de la partie créative, un directeur qui suit la production et je m’occupe pour les trois de la partie gestion administrative, assisté par un comptable et une personne pour les ressources humaines. Cela me permet aussi de faire des économies d’échelle sur ces fonctions.
Pouvez-vous me parler des principales difficultés que vous avez rencontrées ? En quoi cela a été plus facile d’entreprendre en Inde plutôt qu’en France ?
Démarrer une structure en dehors de son pays n’est pas chose aisée en général. Pour commencer, j’ai appris non seulement l’Hindi mais aussi l’Anglais, que je ne parlais pas du tout. Passé ce premier obstacle, il faut savoir que la bureaucratie est très importante en Inde et qu’il n’est pas facile de fonder une société, l’Inde n’est pas encore classée parmi les premiers pays pour le “ease of doing business” même si elle a récemment gagné des places dans le classement.
Cependant, je reconnais que je n’aurais probablement pas pu réaliser mes projets en France de la même manière. En Inde, les gens se posent moins la question de savoir si on a les diplômes nécessaires pour démarrer une affaire. Beaucoup d’Indiens sont leur propre patron et l’esprit d’entreprise est très développé.
D’autre part, j’ai reçu une assistance importante de la part de mes connaissances indiennes pour la mise en place de mes sociétés, en particulier en matière de conseil pour la gestion et pour la partie immobilière. Je n’y connaissais rien, j’ai tout appris en faisant. Je me suis par contre débrouillé tout seul pour la société de production.
Comme vous l’avez dit en souriant, vous êtes maintenant un patron. Parlez nous un peu de votre personnel.
Je suis un “bourreau de travail” et mes employés suivent aussi ce rythme, surtout dans la boulangerie. Pour vous citer un exemple, un de mes employés est un jour venu travailler après avoir eu un accident de moto et fait un rapide passage à l’hôpital pour se faire plâtrer le bras ! Il voulait surveiller la cuisson des viennoiseries.
Je ne recrute que sur les qualifications et compétences des candidats sans critères de caste ou de genre, ce qui n’est pas toujours le cas en Inde et j’essaie de donner à chacun sa chance de grimper dans l’entreprise. En fait, j’ai très peu de turnover de personnel.
Ma plus grande satisfaction est d’avoir pu aider certaines de mes femmes de ménage à devenir vendeuses dans la boulangerie. Pour cela, elles ont du au préalable prendre des cours d’anglais. Ainsi, j’ai pu leur donner confiance en elles et leur permettre de changer de vie.
Avez-vous des projets pour d’autres films ? Des projets d’extension de la bouchée d’Or ?
Actuellement, ma femme et moi travaillons sur la diffusion du long métrage “Sir” en Europe afin de pouvoir ensuite s’appuyer sur le succès européen du film pour envisager de le diffuser en Inde.
Dans ce pays, il n’y a pas de subventions pour l’industrie cinématographique et les cinémas n’acceptent de diffuser un film que s’ils sont sûrs que celui-ci va être rentable. Il n’y a pas de cinéma d’art et d’essai comme en France !
Mon rêve pour la boulangerie serait de trouver un partenaire indien qui connaisse bien le pays et puisse m’aider à me développer en dehors de Pune. Pour cela, il faut bien connaitre les villes pour être capable de déterminer les bons emplacements où s’implanter.
Si vous passez par Pune, n’hésitez pas à aller déguster un pain au chocolat dans une des trois Bouchées d’Or, adresses des magasins ici.
Pour en savoir plus sur “Sir”, la bande annonce du film ici.