Lorsque l’on réfléchit aux emplois affectés par les mesures de distance physique demandées par le gouvernement pour freiner la diffusion de la Covid-19, on pense restaurants, bars, cinémas, discothèques, et peut être conducteurs de taxi. On ne pense pas forcément au métier qui est peut-être le plus touché : la prostitution.
Alors que l’ambiance est au relâchement progressif des contraintes face à ce pic de contagion qui ne vient pas, les lieux habituels de concentration des travailleurs/ses du sexe se remplissent à nouveau, de Myanmar Plaza aux bars de Lanmadaw, en passant par certaines zones de Pansodan, Kabar Aye Pagoda Road ou Pyay road. Mais avec la fermeture des hôtels, guesthouses, discothèques, salons de massage et karaokés, le plus vieux métier du monde, illégal en Birmanie, est devenu encore plus compliqué à pratiquer pendant les premiers mois de la pandémie.
Si certain.e.s prostitué.e.s ont décidé de se lancer dans la rencontre en ligne, via Facebook ou des groupes de tchat, le nombre de clients rencontrés sur ces plateformes reste minime. Et la sécurité des travailleurs/ses n’est pas assurée. Ma Cho Thet [le nom a été modifié] a témoigné dans les pages du Myanmar Times au début de mois de Juin. Elle y raconte que sans la protection de son employeur, elle a dû prendre plus de risques pour trouver des clients, et s’est parfois retrouvée dans des situations où elle a craint être violée ou tuée. « C’est chaotique et dangereux maintenant », conclut-elle.
Trois euros la passe
La réduction des prix a aussi considérablement fragilisé les revenus des travailleurs/ses. Le taux « normal » de 15 000 à 30 000 kyats (10 à 20 euros) si le client est un « local » est tombé à 5 000 kyats (3 euros), par manque de demande depuis le début de la pandémie dans le pays. Et l’extrême nécessité économique que les nombreux licenciements intervenus depuis le mois de mai ont suscité a jeté de nouveaux arrivants sur ce marché précaire. Ko Kyaw Thu Win, cofondateur de Food not Bombs à Yangon, une organisation de donation auprès des plus nécessiteux, a réorienté une partie de l’argent qu’ils collectent pour aider quelques ex-employé.e.s d’usine ayant perdu leur emploi, et qui ont commencé à se prostituer par désespoir. « Ces personnes avaient l’air très déprimé, et j’étais surpris de voir qu’une grande partie sont très jeunes », raconte Kyaw Thu Win.
Un constat partagé par Daw Hnin Hnin Yu, présidente de la Taw Win Kha Yay Foundation, qui vient en aide aux travailleuses du sexe. « Comme notre pays est pauvre, le nombre de travailleurs/ses du sexe augmente. Quand je suis allée visiter une ville frontalière récemment, j’ai vu des prostitué.e.s de 14 ou 15 ans, et je me suis sentie triste », explique-t’elle.
Tolérée, la prostitution reste cependant illégale
En Birmanie, pays bouddhiste à 85% et dont la majorité des habitants croient à la réincarnation et aux esprits, la prostitution est vue par beaucoup comme une punition résultant de mauvaises actions dans une vie passée. Tolérée, elle reste cependant illégale, sujette à des contrôles policiers plus fréquents depuis l’arrivée de la Covid-19 et les prostitué.e.s ne bénéficient pas de la sympathie du public ; des Organisations Non-Gouvernementales (ONG) et les organisations spécialisées constituent leur soutien principal.
« Les familles des prostitué.e.s ne l’apprennent que lorsqu’ils/elles sont emprisonné.e.s, ou atteints du VIH », explique Daw Khin Cho Win, responsable de projet chez Taw Win Kha Yay Network. « Certains membres de la famille ne demandent pas d’où vient l’argent. Les travailleurs/ses du sexe vivent dans la peur de la honte ou d’être arrêté.e.s. Une fois qu’ils/elles sont passé.e.s par le système judiciaire, ils/elles sont mis.e.s sur liste noire. Ils/elles peuvent alors encore plus facilement être maltraité.e.s par leurs clients ou leurs « managers ». Si les frais de justice dépassent un certain montant, leurs maquereaux/maquerelles ne veulent plus les sortir de prison ».
Les souteneurs prennent la moitié des gains
D’après la loi, les travailleurs/ses du sexe sont sujets/tes à des amendes et à des peines de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans. L’amendement de l’Acte de 1949 de Suppression de la Prostitution est un combat récurrent de diverses ONG et communautés de travailleurs/ses du sexe. Cette loi pénalise essentiellement les femmes prostituées, mais la section 377 du Code Pénal punie la sodomie, qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle, et concerne donc directement les prostitués masculins. La peine encourue peut aller jusqu’à la prison à vie.
Daw Hnin Hnin Yu affirme que l’Acte de 1949 aggrave les conditions de travail des quelque 66 000 prostitué.e.s estimé.e.s par l’Onusida, et facilite les abus et l’exploitation. « Par exemple, la fille d’une travailleuse du sexe a été violée, mais la victime ne peut pas porter plainte parce qu’elle a peur d’être accusée d’être une fille de prostituée. Pourquoi ces personnes ne peuvent-elles pas bénéficier des mêmes protections que les autres gens ? » s’interroge-t’elle.
Khin Nyein New, membre du réseau Sex Workers in Myanmar (SWIM) et travailleuse du sexe elle-même, explique que « les maquereaux tirent avantage de la loi, parce qu’ils savent que la prostitution est illégale. Ils prennent donc la moitié des gains à chaque fois que nous sommes payé.e.s par un client ».
Un projet de loi pour accroître la protection des travailleurs/ses du sexe
Tandis qu’en Thaïlande, les prostitué.e.s bénéficient, entre autres, de soins de santé et de dépistage du VIH, les birmans/es n’y ont pas accès. « [Les maquereaux] ne nous laissent pas non plus faire des vérifications de santé physique ou sexuelle à l’hôpital, ils ne nous laissent pas quitter la maison s’ils apprennent que nous allons à l’hôpital », ajoute Khin Nyein New.
Les travailleurs/ses de l’industrie subissent également la pression des autorités, qui vont parfois jusqu’à la demande de prestation gratuite sous peine de dénonciation. Kaythi, fondatrice de l’Aye Myanmar Association (AMA), déclare que les prostitué.e.s reçoivent régulièrement ce type de chantage de la part des informateurs de la police, entre autres.
En réponse à la pression exercée par des organisations comme SWIM, le gouvernement birman a lancé en 2018 un projet de nouvelle loi sur la prostitution, censé accroître la protection des travailleurs/ses du sexe. La gestion de cette industrie a également été transférée du ministère de l’Intérieur au ministère de la Protection Sociale, ce qui permet en théorie un traitement plus humains des cas.
« C’est un travail comme un autre »
« Dans ce projet de loi, les prostitué.e.s arrêté.e.s pour la toute première fois n’auront qu’à signer pour pouvoir partir ; la deuxième fois, ils/elles devront payer une amende entre 10 000 et 15 000 kyats et pourront partir ; la troisième fois, ils/elles seront envoyés dans un centre éducatif ; la quatrième fois, ils/elles seront condamné.e.s à la prison, mais pour une durée inférieure à celle de la loi de 1949 », explique Kyaw Zayar Swe, en charge du réseau SWIM. La loi a été finalisée en 2019 et est actuellement débattue au Parlement. Ses perspectives sont encore incertaines en cette année d’élections générales.
Mais pour Kaythi, seule une légalisation totale de la prostitution permettra de réellement protéger les travailleurs/ses. « Les gens ne les voient que faire un travail sexuel, vendre leur corps. Ce qu’ils ne voient pas, c’est qu’ils peuvent gagner de l’argent par eux-mêmes pour soutenir leur famille, l’éducation de leurs enfants, leurs parents. Les gens doivent reconnaître le travail sexuel comme un type de profession, c’est un travail comme un autre », affirme-t’elle.