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Gilles Kepel : "Le jeu régional impacte la formation du gouvernement"

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Écrit par Léa Balézeau
Publié le 6 novembre 2018, mis à jour le 8 novembre 2018

Le grand spécialiste de l'islam et du monde arabe a publié il y a quelques jours Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, qui raconte la mécanique des conflits de la région de ces 40 dernières années.

 

Lepetitjournal.com Beyrouth : Il y a, selon vous, deux moteurs du chaos dans la région : le pétrole et l’islamisme politique. Quels sont leurs mécanismes ?

Gilles Kepel : La guerre de 1973 (Kippour, ndlr) a mis en lumière la victoire des pétromonarchies et la montée du salafisme qui a légitimé ces pétromonarchies. Cela a, d’une certaine manière, changé la donne au Moyen-Orient. Six ans plus tard survient la guerre entre l’Iran et l’Arabie saoudite, par personnes interposées, avec le jihad en Afghanistan. Puis vient la guerre entre l’Iran et l’Irak qui va introduire les bases du chaos sunno-chiite dans lequel nous sommes aujourd’hui.

 

Vous avez découpé votre ouvrage selon trois périodes-clés : la guerre d’octobre 1973, les printemps arabes de 2010-2011, et la chute de Daech à partir de 2017. Pourquoi avoir choisi ces dates en particulier ?
Ces trois dates correspondent à une lecture rétrospective des choses. Dans ce livre, je voulais au départ mettre en perspective les printemps arabes, les raisons pour lesquelles ils n’ont pas marché. On avait observé ce phénomène sans vraiment le comprendre. Il m’a donc fallu réinscrire ces printemps arabes dans le contexte au long cours, celui de la montée de l’islamisme politique, du jihadisme dans ses différentes phases qui était sous-jacent et a récupéré les printemps arabes par-delà la surface des manifestations démocratiques.

Dans une deuxième partie, j’analyse les différents soulèvements arabes, les trois qui ont lieu en Afrique du Nord (Tunisie, Egypte et Libye) où les despotes ont été éliminés, et les trois autres en Asie (Bahreïn, Yémen et Syrie) qui ont été très vite pris en otage par la mosaïque confessionnelle, aboutissant à des guerres civiles.

 

L’avènement de Daech a coupé court à ce que vous appelez « l’euphorie démocratique ». Pensez-vous que la chute de l’EI permette un renouveau démocratique dans la région ?
La chute de Daech est très importante. Le 17 octobre 2017, Raqqa tombe sous la pression conjuguée des milices kurdes des YPG (Unités de protection du peuple, ndlr) en Syrie du nord et des bombardements de la coalition occidentale. Cela va détruire la capacité opérationnelle de Daech qui coordonnait les attentats en Europe, notamment en France, à partir de la zone Raqqa-Mossoul. Ce jihadisme de troisième génération n’a donc plus les moyens opérationnels de ses ambitions.

Néanmoins il y a toujours des jihadistes qui croient en l’idéologie de Daech dans les prisons françaises, dans la zone « libre » de Syrie et aussi près de Deir Ez-Zor dans le désert syrien. Leur dangerosité est moindre parce qu’ils n’ont pas le moyen de la mettre en œuvre mais les jihadistes sont encore très présents.

 

Vous connaissez bien le Liban dont vous parlez par petites touches tout au long de votre livre. Où se situe aujourd’hui le Liban dans cette sortie du chaos ?
Le Liban se situe en plein milieu de cette sortie du chaos parce qu’il est d’une certaine façon affixé à la Syrie qui a été le lieu principal et paroxystique de cette situation chaotique. Le Liban multiconfessionnel comporte le Hezbollah qui est aujourd’hui la force dominante mais, en même temps, très liée à ce qui se passe en Iran, aujourd’hui très affaibli par les sanctions américaines. Le jeu régional, dans son ensemble, a un impact direct sur la constitution ou non d’un gouvernement libanais.

Le Liban est au coeur de cette situation de chaos, mais il est aussi sans doute l’un des lieux par lesquels on pourra en sorti,  grâce à sa société éduquée, son cercle d’entrepreneurs qui peut être un pont avec l’Europe - comme on le voit à ce Salon du livre - et permettre de poser des jalons pour le futur.

 

Que signifie pour le Liban la concomitance des sanctions américaines contre le Hezbollah et l’affaire du journaliste Jamal Khashoggi ?
L’assassinat de Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul a eu pour effet un affaiblissement de l’Arabie saoudite, notamment en termes d’image. Ceci a favorisé ses rivaux à l’intérieur du camp sunnite, notamment la Turquie d’Erdogan, le Qatar et les Frères musulmans qui en ont tiré les bénéfices.

Cette affaire donne également un peu d’oxygène à l’Iran en faisant baisser la pression saoudienne. La question est maintenant de savoir dans quelle mesure les Iraniens peuvent en profiter ou non. Les Iraniens ont été très impactés par les sanctions américaines. L'Iran a-t-il toujours les moyens de sa politique dans la région ? 

Au Liban, le Hezbollah souhaite aujourd’hui qu’un tiers des ministres du prochain gouvernement, qu’ils soient chiites, sunnites ou chrétiens, lui soit affilié de manière à se prémunir contre une situation dans laquelle l’affaiblissement conjoncturel de l’Iran pourrait se traduire par sa marginalisation sur la scène libanaise.

 

Vous évoquez au début de votre ouvrage les menaces dont vous êtes la cible.  Ces menaces ont-elles eu un effet sur l’écriture de votre livre ?
Outre le fait que les voitures de police dans lesquelles je circulais n’avaient plus d’amortisseurs et m’ont causé des sciatiques épouvantables – j’ai d’ailleurs écrit ce livre couché au départ - ce livre est une thérapie de ma condamnation à mort, même si je considérais que les personnes qui m’avaient mis à mort étaient des crétins. Lorsque Daech est tombé, mes sciatiques ont disparu. Je n’ai plus été sous protection policière et j’ai pu parcourir la région comme j’aime le faire pour analyser la période post-Daech.

 

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