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Georges Corm, le pourfendeur de la "corruption généralisée" (partie 1)

Georges CormGeorges Corm
Georges Corm
Écrit par Marine Delatouche
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 22 mai 2018

Historien et économiste, l’ancien ministre des Finances de 1998 à 2000 garde un œil avisé sur l’actualité. Il nous a accordé un entretien fleuve dont voici la première partie. 

 

L’économie libanaise est en plein marasme. La Banque mondiale annonce une croissance économique de 2,2% en 2017 alors qu’elle atteignait plus de 10% en 2009. Faut-il s’alarmer face à la situation économique du Liban ?

Elle est alarmante mais aussi dynamique. La très mauvaise gestion des finances publiques et la dette qui continue de croître, dont le service coûte extrêmement cher, est alarmante. C’est le deuxième poste de dépenses budgétaires après les salaires. Il y a également une dépendance très forte de l’économie sur le système monétaire et bancaire. 

Nous avons eu des années fastes entre 2008 et 2011. Durant ces années, le taux de croissance atteignait les 9%. Cela correspondait notamment à la très forte augmentation forte des prix pétroliers et donc à des envois massifs des capitaux des Libanais vivant dans la péninsule arabique.

Et puis est arrivé le drame syrien. Le Liban a dû supporter une augmentation de population de 25% en quelques mois. Ainsi que la chute brutale des prix du pétrole, ce qui affecte aussi les montants des transferts des émigrés libanais dans les pays exportateurs de pétrole. Malgré tout, comparé à la situation en Syrie, en Irak et en Libye, le Liban s’en sort très bien.

 

Le président Michel Aoun a décrit l’économie libanaise comme « une économie de rente qui tablait sur les intérêts élevés pour faire des bénéfices ». « Les secteurs tels que l’agriculture, le commerce et l’industrie ont été complètement négligés. D’où le recul de la croissance », poursuit-il. Que pensez-vous de cette analyse ?

J’ai fait cette analyse il y a déjà 30 ans. A la sortie de la guerre, quand on a eu une mainmise des capitaux pétroliers de la péninsule arabique sur l’économie du pays, facilitée grandement par la nomination à la fin de l’année 1992 d’un premier ministre issu du sérail saoudien (Rafic Hariri), j’ai tout de suite dénoncé une économie de rente et la gestion complètement absurde de la dette publique. Elle a rempli les poches de beaucoup de gens.

Comme tout marché de taille réduite, seules quelques grandes familles monopolisent le commerce extérieur et donc, les importations. Par ailleurs, un des principaux marchés d’exportation étant la Syrie qui servait aussi de transit aux exportations libanaises vers les pays de la péninsule arabique, la fermeture des frontières avec ce pays a accru considérablement la difficulté d’exporter, alors que les importations ont augmenté pour faire face aux besoins de plus d’un million de réfugiés syriens dans le pays. A cela s’est ajouté la baisse très forte des prix du pétrole qui a réduit le montant des remises de nos émigrés résidents dans les pays exportateurs de pétrole, beaucoup d’entreprises qui les employaient ayant réduit leur personnel. Malgré tous ces facteurs négatifs, la performance de l’économie libanaise, tout comme sa résilience, sont encore très fortes.

La dette a rempli les poches de beaucoup de gens

En ce qui concerne le secteur public, l’Etat n’a pas hésité à s’endetter à hauteur d’environ 140% de son produit intérieur brut (PIB). Pourquoi et comment le Liban en est-il arrivé là ?

A l’issue de la guerre en 1992, on a renforcé les pouvoirs du Conseil de la reconstruction et du développement (CDR) qui a eu le monopole de la relation avec les bailleurs étrangers et les riches Etats arabes. Cela a été catastrophique. Comme d’autres administrations, le CDR est source de corruption. Personne ne lui demande de comptes.

La gestion de la dette publique, qui n’atteignait même pas deux milliards de dollars à la fin de la guerre 75-90, a été destinée à faire gagner beaucoup d’argent aux banques et aux gros déposants. On a fixé des taux d’intérêt extravagants dans les années 1990, ayant atteint des rendements pouvant aller jusqu’à 35% à 40%. Pour un pays qui se remettait de la guerre, qui avait une balance des paiements positive, ainsi qu’un taux d’inflation en baisse continue et des excédents de balance des paiements, cette politique était extravagante, uniquement destinée à enrichir les détenteurs de capitaux. En effet, ces derniers pouvaient emprunter auprès des banques en dollars à des taux de 6 à 7% pour acheter des bons du trésor en livres rapportant plus de 30%.  C’était une machine à sous pour les banques et leurs gros déposants. Voici le mécanisme principal qui a entraîné l’augmentation de la dette publique libanaise. Par la suite, les déficits de l’Office d’électricité du Liban durant la très forte hausse des prix du pétrole à partir de 2005-2006 ont aussi contribué à gonfler la dette publique.

J’ai relativement réussi à mettre fin à la gestion aberrante de la dette publique lorsque j’ai été nommé ministre des Finances en baissant les taux d’intérêt sur les bons du trésor en livres libanaises à 14%. La seconde vague de baisse de taux d’intérêt est arrivée suite à la conférence de Paris II, en 2002. Les bailleurs de fonds du Liban ont dénoncé des taux d’intérêts sur les bons du trésor en livres libanaises qui étaient encore à 14% pour une durée moyenne de six mois à 2 ans et le fait que le Liban demandait des prêts d’une durée de 15 ans à 5%. Le taux d’intérêt est donc passé en dessous des 10%, mais ils restent encore trop élevés. C’est le coût de la dette publique plus que son montant qui pèse lourd. Il faut l’abaisser.

 

Les infrastructures de base (eau, électricité, routes, etc.) sont défaillantes. L’Etat fait-il de ces problématiques une priorité ?

C’est le Conseil du Développement et de la Reconstruction et (CDR) sous l’autorité de l’ancien premier ministre, Rafic Hariri, qui a été en charge de financer et de reconstruire les infrastructures du pays depuis le début des années 1990. Il est donc largement responsable des défaillances actuelles de toutes nos infrastructures. Ce sont ces défaillances qui ont permis le développement d’une économie « parallèle » qui profite des défaillances des infrastructures construites après la fin de la guerre.  Ces défaillances étonnantes ont donné lieu à des privatisations rampantes et sauvages au profit de groupes politico-financiers.

La production d’électricité est un exemple étonnant de cette défaillance par laquelle un petit pays de 10 000 km² et de 4 millions d’habitants n’a pas réussi à bâtir des capacités suffisantes de production d’électricité, permettant ainsi à des propriétaires des générateurs électriques de fournir de l’électricité aux différents quartiers des villes et aux villages. Les propriétaires de ces générateurs, protégés par des forces et partis politiques, engrangent des bénéfices extravagants. Dans le même temps, Electricité du Liban (EDL) coupe le courant sous prétexte qu’elle est à court. Même situation pour l’eau.  L’Etat n’arrive plus à la stocker et la distribuer, mais on voit des sociétés privées transporter de l’eau par camions nuit et jour pour en vendre aux particuliers. Ne parlons pas du scandale du ramassage et du traitement des déchets.
L’aspect négatif de cette République, c’est la corruption généralisée. Le fait que le parlement n’ait pas voté de budget de l’Etat depuis 2005 est un autre scandale qui permet de dépenser pratiquement sans compter, et pas pour les infrastructures.

 

Le secteur bancaire est un acteur majeur qui investit énormément au Liban. La Banque du Liban finance en grande partie la dette publique de l’Etat. Les banques peuvent-elles sauver l’économie ? Ou nous dirigeons-nous vers une crise financière ?

Je ne pense pas que le Liban subira une crise financière. Il y a eu beaucoup d’efforts de faits de ce côté-là, notamment lorsque j’ai été ministre. La Banque centrale et le secteur bancaire sont devenus plus sages qu’ils ne l’étaient dans les années 1990. Ils ont mis en place un système qui, certes, continue d’assurer aux banques des bénéfices disproportionnés, comparé à l’activité économique du pays, mais qui assure une stabilité monétaire et économique à un bien moindre coût que dans les années 1990.

Toutefois, la Banque du Liban (banque centrale) a récemment procédé à des opérations de refinancement de ses réserves de change avec les grandes banques locales à des coûts exorbitants pour elle, mais ayant permis aux banques des bénéfices hors norme. Ce qui au final a semé le trouble et ébranlé la confiance au lieu de la restaurer.

Toutefois, à l’actif de la Banque centrale les mesures qu’elle a prise pour pousser les banques à octroyer des crédits subventionnés, notamment pour le secteur foncier, ce qui toutefois a entraîné des excès dans ce secteur avec un stock important d’appartements invendus de grand luxe. Cela était déjà arrivé au milieu des années 1990, où les constructions d’immeubles de luxe avaient explosé. Il a fallu 10 ans pour absorber l’ancien stock d’appartements de luxe invendus. Il faudra plusieurs années pour que le stock actuel diminue à nouveau. Il y a cependant déjà des signes de reprise dans ce secteur. Les chiffres de cette année ne sont pas mauvais.

Le CDR est largement responsable des défaillances de toutes nos infrastructures

Avec un taux de chômage de 6,8% en 2016, le Liban est au-dessus de la moyenne internationale (5,7%). Cependant, ce taux grimpe à 20% chez les jeunes, selon les chiffres de 2014. Pourquoi la jeunesse est-elle particulièrement touchée par le chômage ?

C’était également le cas avant l’indépendance du pays, en 1943. Le Liban a toujours exporté des Libanais à l’étranger. Les flux d’émigrés existent depuis la seconde moitié du XIXème siècle. En revanche, le Liban importe de la main d’œuvre bon marché. Après la première guerre israélo-palestinienne, le Liban a permis aux réfugiés palestiniens de travailler à bas coût ; plus tard elle l’a interdit et ils ont été remplacés par des ouvriers syriens.

Ce mécanisme explique les caractéristiques de l’économie libanaise. Le Liban exporte de la main d’œuvre plutôt qualifiée et importe de la main d’œuvre non-qualifiée et le secteur privé libanais fait des bénéfices considérables grâce à cette différence. Mais le Liban aurait dû être un pays agricole et exportateur de produits agroalimentaires grâce à son potentiel en eau et à la fertilité du sol.

Il faut quand même noter que certaines choses se font aujourd’hui en direction de la jeunesse. L’économie numérique se développe bien au Liban, par exemple. Certaines start-ups réussissent.  Mais cela ne doit pas cacher le fait qu’une large partie des Libanais s’appauvrit de plus en plus.

 

Une partie des Libanais a tendance à expliquer la crise économique par la crise des réfugiés. En quoi le conflit syrien pèse-t-il sur l’économie libanaise ?

Imputer la crise économique à la crise des réfugiés est un peu court. Une partie de ces réfugiés avait déjà un membre de la famille qui travaillait au Liban, ce qui a encouragé leur venue, car ainsi outre le salaire gagné par le chef de famille, les Syriens réfugiés ont bénéficié des aides du Haut-Commissariat aux réfugiés.

D’un autre côté, il y a beaucoup de Syriens aisés qui sont venus au Liban, y ont acheté des appartements, ou séjourné dans des hôtels et même ont investi dans de nouvelles sociétés au Liban. Il faut aussi prendre en compte l’arrivée de plus d’un million de personnes à nourrir (les estimations vont jusqu’à un million et demi). Le commerce libanais en a profité, même s’il s’agit de petits consommateurs. Un million de personnes, ça fait tourner le commerce.  De l’autre, l’intégration d’une bonne partie des enfants de réfugiés dans les écoles publiques libanaises a été un succès grâce aux efforts du gouvernement. Evidemment, la présence d’un si grand nombre de réfugiés a pesé considérablement sur des services publics qui fonctionnaient déjà fort mal avant leur arrivée.

Le Liban s’est très bien débrouillé surtout si on compare la situation des réfugiés syriens au Liban avec celle que la France a faite à seulement quelques milliers de réfugiés syriens.

 

Propos recueillis par Marine Delatouche - 9 septembre 2017

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