Les politiciens promoteurs de la légalisation du cannabis en Thaïlande ont peut-être confondu vitesse et précipitation en dépénalisant la plante avant de définir une loi-cadre un an avant le scrutin législatif
Echéance électorale oblige, la raison politicienne va souvent plus vite que la raison populaire. Les politiciens thaïlandais élus en 2019 sur la promesse de la légalisation du cannabis en Thaïlande ont semble-t-il brûlé quelques étapes dans l'espoir de monter encore plus haut en 2023. Mais ils pourraient au final en payer le prix.
Si la dépénalisation du cannabis en Thaïlande fait la joie de ses consommateurs les plus adeptes, elle déçoit aujourd’hui de plus en plus de cultivateurs dépités par une importation illégale de la plante ostensible et impunie faute de cadre légal adapté.
À quelques semaines des élections législatives en Thaïlande, c’est une aubaine que les adversaires politiques des promoteurs de la légalisation du cannabis dans le royaume ne manquent pas de saisir.
La charrue avant les boeufs
L'opposition a déjà commencé à décocher ses flèches en direction de la coalition pro-militaire au pouvoir, lui reprochant d’avoir précipité la dépénalisation l'année dernière contre l’intérêt public, en particulier celui des jeunes.
Plusieurs milliers de commerces et d'entreprises liés au cannabis ont fleuri ces derniers mois, en particulier à Bangkok et dans les sites touristiques du pays, après que la Thaïlande est devenue en juin 2022 le premier pays d'Asie du Sud-Est à dépénaliser la marijuana.
Mais le retrait du cannabis de la liste des stupéfiants s'est fait sans la mise en place au préalable d’un cadre juridique adéquat permettant de réintégrer l’usage de la plante -hors-la-loi depuis les années 30- dans l’univers légal.
Et la législation promise n'a pas jusqu’ici pu passer au Parlement, laissant investisseurs, cultivateurs, consommateurs, et forces de l’ordres dans un bien fâcheux flou juridique.
Une manne parasitée par le cannabis importé
De ce raté législatif découle un problème qui touche directement au portefeuille de ceux qui ont investi massivement dans le cannabis.
Les promesses d'une nouvelle manne juteuse pour le secteur agricole, claironnées par le ministre de la Santé, Anutin Charnvirakul, à la manœuvre de dépénalisation, semblent en effet avoir du mal à se matérialiser, si l’on en croit les témoignages de six professionnels, dont des cultivateurs et des détaillants, qui se sont confiés à Reuters.
Cela pourrait de fait contribuer à aggraver les griefs contre le gouvernement sortant alors que son principal adversaire, le parti Pheu Thai, proclame haut et fort son opposition au cannabis.
Pour Kajkanit Sakdisubha, PDG et fondateur de Taratera, qui exploite des cultures et des boutiques de cannabis, cette déception ressentie par de nombreux cultivateurs vient de l’importation massive, et illégale, de cannabis qui a commencé lorsque le premier boom a entraîné l'épuisement des stocks du pays.
"À partir de là, les fleurs importées ont commencé à arriver", explique-t-il, faisant référence aux spécimens de fleurs de cannabis les plus prisés des fumeurs pour leurs qualités reconnues.
Un déluge de marijuana introduite en contrebande depuis l'étranger a alors déferlé sur la Thaïlande, faisant chuter les prix de gros, au grand dam des producteurs locaux, expliquent plusieurs professionnels du secteur.
Chute des revenus issus du cannabis local
Le ministre thaïlandais de la Santé, Anutin Charnvirakul, a déclaré à Reuters que l'importation de toute partie de la plante sans autorisation était interdite et devrait être stoppée.
"C'est illégal", dit-il. "S'ils importent illégalement, nous devrons faire intervenir les forces de l'ordre".
Celui dont le parti, le Bhumjathai, affichait en 2019 sur son site internet de campagne des plants de cannabis faisant fleurir des pièces d'or, n'a pas souhaité faire de commentaire sur l'ampleur de la contrebande de cannabis sur le marché et son impact sur les cultivateurs.
La Chambre de commerce thaïlandaise estime que l’industrie du cannabis, qui comprend aussi les produits médicinaux, pourrait peser 1,2 milliard de dollars d'ici 2025.
Mais Srapathum Natthapong, un producteur de 37 ans qui a investi une partie de ses économies pour se lancer dans l’aventure avec trois exploitations couvertes, explique qu’il voit déjà ses gains diminuer. "Au début, je pouvais vendre un kilo entre 350.000 et 400.000 bahts (9.400 à 10.700 euros)", dit-il.
Sur ce mois d'avril, date de la prochaine récolte, Srapathum s'attend à ce que les revenus chutent autour des 200.000 bahts (4.700 €) par kilogramme. "Les produits issus de l'importation illégale nous nuisent", déplore-t-il.
Comme pour la loi régissant le secteur, les données sont difficiles à cerner. On sait toutefois que 1,1 million de personnes en Thaïlande se sont inscrites auprès du gouvernement pour pouvoir cultiver du cannabis. Mais il est fort probable que tout le monde ne fasse pas la démarche et il n’y a pas d’estimations sur le nombre de personnes qui cultiveraient sans s'inscrire.
La moitié du cannabis en Thaïlande viendrait d’ailleurs
Dans le très touristique quartier des routards de Khaosan Road à Bangkok, les étals vendant du cannabis se succèdent sur le bord de la rue, et personne ne semble se soucier du fait que la marijuana importée soit officiellement illégale en Thaïlande. Certaines boutiques affichent même en grand qu’elles disposent de variétés importées de l’étrangers.
"Cannabis made in USA", proclame une pancarte trônant sur la devanture d’une échoppe.
Trois professionnels du secteur rencontrés séparément par Reuters estiment qu’au moins la moitié du cannabis vendu en Thaïlande serait introduite illégalement depuis l’étranger, même s’il n’y a pas de chiffres disponibles sur la quantité ou la valeur de ces importations.
Selon la militante pro-cannabis Chokwan "Kitty" Chopaka, elle-même professionnelle, les États-Unis seraient la principale source de cette marijuana qui inonde la Thaïlande, en particulier celle que l'on trouve sur les sites touristiques.
"Beaucoup de cannabis en provenance des États-Unis est acheminé vers des dispensaires à Bangkok, Phuket ou Pattaya", dit-elle.
Pornchai Padmindra de l'Association thaïlandaise du commerce du chanvre industriel, qui compte environ 300 membres, souligne que, face à la diminution des marges bénéficiaires, de nombreux producteurs envisageaient de passer à autre chose.
"Les gens souffrent", dit-il. "Les choses deviennent difficiles".
"Jeu politique"
Alors que le scrutin électoral du 14 mai approche, Anutin Charnvirakul et son parti le Bhumjaithai se trouvent dans le viseur du truculent mais non moins caustique Chuwit Kamolvisit, ancien magnat des salons de massage sexuels devenu activiste anti-corruption et trublion de la politique thaïlandaise.
Même s’il ne se présente pas à ces élections législatives, Chuwit s’est récemment mis en scène lors d'une visite sur un marché de Bangkok, accompagné de journalistes, pour lancer quelques cailloux dans la vitrine électorale du ministre de la Santé.
"Est-ce là une manne commerciale pour les cultivateurs ? Non", a déclaré Chuwit, flanqué de quelques partisans brandissant des pancartes anti-cannabis. "Anutin doit prendre ses responsabilités en tant que ministre de la Santé."
La Thaïlande a la réputation d'être officiellement sévère avec les narcotiques, et la figure de proue de l'opposition, Thaksin Shinawatra, a laissé une empreinte pour le moins sanglante, lorsqu'il était Premier ministre au début des années 2000, avec sa guerre contre la drogue qui a fait plus de 2.500 morts, victimes pour la plupart d'exécutions extra-judiciaires.
Thaksin vit depuis 2008 à l’étranger pour échapper à une condamnation pour conflits d’intérêts, mais sa fille, Paetongtarn Shinawatra, qui espère mener le parti à la victoire en mai, a vivement critiqué la marijuana, déclarant que la plante est une menace pour la société, en particulier les jeunes. Son parti s'est engagé à la restreindre sauf pour son usage à des fins médicales.
Anutin Charnvirakul préfère minimiser l'hostilité envers la cause qu'il défend et dit placer ses espoirs dans la législation, accusant ses rivaux d'en avoir fait dérailler le processus au Parlement pour des questions de calculs politiciens.
"Si elle était passée, nous serions devenus plus populaires et aurions gagné davantage de votes", a déclaré Anutin Charnvirakul.
"C'est 100% un jeu politique."