De notre valise de clichés nous avons sans doute un jour sorti celui de l’Espagnol macho. Vu de France, notre voisin a cette image qui lui colle à la peau. Mais en arrivant en Espagne, on se rend compte qu’ici aussi on parle beaucoup de "machisme" et que les questions relatives à l’égalité hommes-femmes sont souvent au cœur du débat médiatico-politique. Ce stéréotype serait-il vrai ? Comme il va de soi qu’une telle question faussement simple mais vraiment sensible ne peut pas être totalement tranchée, nous allons croiser certains points de vue et opinions qui se confrontent et s’affrontent dans l’Espagne actuelle.
C’est quoi un "machiste" ? C’est quoi être "machiste" ?
Un peu de définition avant tout. Le mot "machiste" (prononcé "matchiste") vient du mexicain "macho" qui signifie "mâle". De là dérive le terme "machisme" qui désigne selon le Larousse à la fois une "idéologie fondée sur l'idée que l'homme domine socialement la femme et qu'il faut, en tout, faire primer de supposées vertus viriles" et aussi le "comportement conforme à cette idéologie".
Cette définition du machisme est suffisamment ample pour y faire entrer une multitude d’attitudes et d’actes tombant ou non sous le coup de la loi. Ainsi, le terme "machiste" peut tout à la fois s’appliquer à quelqu’un qui avancerait que les femmes ne doivent pas travailler pour s’occuper des enfants comme à un homme reconnu coupable du meurtre de sa compagne. Le point commun entre ces deux exemples extrêmes serait précisément cette croyance en l’idée que l’homme est supérieur à la femme. Cette croyance se traduirait alors par une remarque dans le premier cas et par un acte criminel dans le second.
Pour certains, le "machisme" est plus une idéologie qu’un comportement. La philologue Coral Bravo avance ainsi par exemple dans le journal progressiste Plural que le machisme est une idéologie intolérante qui présuppose l’infériorité de l’autre, en l’occurrence celle de la femme. En complément, de manière plus psychologique, le comportement de ces "machos" serait en réalité la manifestation du rejet d’un univers féminin qu’ils craindraient (1).
Le machisme en héritage
Mais d’où vient cette idéologie ? D’où vient le machisme ? Pour Coral Bravo, l’Espagne est un pays machiste car notre voisin pâtirait encore des bases traditionnelles de sa société. Ainsi, la domination sur le long terme de la religion chrétienne aurait édifié une conception des rapports hommes-femmes où ces dernières se trouveraient en situation d’infériorité. La Bible, à travers la figure d’Eve particulièrement, serait à l’origine d’une certaine misogynie actuelle. Par la suite, l’institution ecclésiastique aurait conceptualisé la modèle de la femme objet et soumise. Le franquisme, une dictature nationale-catholique, aurait maintenu pérenne cette idéologie.
L’auteure colombienne Angela Becerra abonde dans ce sens. Celle qui vit depuis trente ans en Espagne confie à un journal sévillan que le pays est machiste à cause de la génération précédente qui a transmis idéologie et comportements. Si l’Eglise en fut un des vecteurs, ce fut le cas également, toujours selon Angela Becerra, de l’école et même du noyau familial. A ce titre, les mères seraient également responsables de la continuité du machisme (2).
La "violence machiste" au centre de l’attention
Il s’agit de la pointe la plus saillante du machisme mais aussi celle qui est la plus quantifiable et la plus présente dans les médias. Nous allons ainsi plus précisément aux homicides dits "machistes" car c’est ceux-ci qui nous fournissent le plus de chiffres. Pour être clair, il s’agit des meurtres ou d’assassinats perpétrés contre des femmes par leurs compagnons ou ex-compagnons.
En Espagne, les chiffres de ce type de crimes sont tenus depuis 2003 (3). Ils nous révèlent que le nombre de femmes tombées sous les coups de leurs compagnons ou ex-compagnons dépasse les 1000 depuis cette année-là. L’année dernière, ce ne sont pas moins de 55 crimes ont été recensés.
Ce chiffre est élevé mais certains observateurs invitent à le considérer à la lumière des statistiques des pays voisins. Ainsi Manuel Llamas, journaliste du très conservateur Libertad Digital, attire notre attention sur le fait que c’est en Finlande où les femmes sont le plus victimes de leurs compagnons ou ex-compagnons (4). Selon Eurostat, agence statistique de l’Union européenne, on y recense 0,61 femmes assassinées pour 100.000, un chiffre trois fois supérieur à celui de l’Espagne. A noter également que ces drames sont plus fréquents en France ou en Allemagne.
Toutefois, pour des associations comme Amnesty International, ces chiffres sont imprécis car ils ne prennent en compte que les crimes commis contre des femmes par leurs compagnons et ex-compagnons (5). Amnesty appelle à étendre les statistiques aux crimes perpétrés par des hommes inconnus des victimes afin d’avoir une vue plus exacte des violences faites aux femmes.
Au-delà des polémiques sur les chiffres utilisés se trouvent également au centre de l’attention les mots utilisés. Ce fut particulièrement le cas dans l’affaire de la "Manada" (la "Meute"). Ces faits de viol collectif sur une femme de 18 ans remontent à 2016 à Pampelune. Les inculpés avaient été reconnus coupables, par le Tribunal Supérieur de Justice de Navarre, d’"abus sexuels" et non de "viol". Ce verdict avait suscité une polémique très vive. Certains ont alors considéré qu’une telle décision de justice ne pouvait qu’être due à une mauvaise formation des juges aux violences contre les femmes. Pour d’autres, la qualification d’"abus sexuels" trouvait son origine dans le machisme de la société espagnole qui dépréciait les femmes victimes. Manuel Llamas nota toutefois que le secteur judiciaire était majoritairement féminin et même qu’il y avait 64% de juges femmes dans les moins de 50 ans (4). Pendant l’été 2019, le Tribunal Suprême d’Espagne requalifia les chefs d’accusation. Les membres de la "Manada" furent alors condamnés pour "viol collectif".
Une cause nationale
L’Espagne a investi d’importants efforts dès le début des années 2000 pour combattre les effets les plus néfastes du machisme et de la violence de genre. Le président du gouvernement espagnol de l’époque, José Luis Zapatero, avait même fait de la lutte contre les inégalités hommes-femmes et des violences faites aux femmes une cause nationale.
Dès son arrivée au pouvoir en 2004, il instaure la parité au gouvernement et, quatre ans plus tard, il créé le premier ministère de l’Egalité de l’histoire de l’Espagne. Cette construction institutionnelle se double alors d’un nouvel arsenal pénal : les plaintes augmentèrent de même que les emprisonnements. Plus récemment, en 2017, le "Pacte d’Etat contre la Violence de Genre" fut approuvé par le Congrès (équivalent de notre Assemblée Nationale) et doté d’un budget d’un milliard d’euros. Il s’agit d’une somme importante destinée à participer aux frais de justice des victimes et à créer des nouvelles unités judiciaires spécialisées dans l’évaluation du risque que courent les femmes.
Ces mesures politiques et pénales font de l’Espagne un pays très protecteur sur le plan des violences faites aux femmes et dorénavant perçu comme tel à l’étranger. Ainsi, l’actuelle ministre française de la Justice, Nicole Belloubet, vanta publiquement l’efficacité de notre voisin dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Elle souligna l’insuffisance des mesures d’éloignement des compagnons violents en France (3000 ordres d’éloignement par an) comparées aux 10.000 prononcés de l’autre côté des Pyrénées. Couplé à ces mesures, l’utilisation du bracelet électronique en Espagne permet d’avoir un meilleur contrôle sur les coupables (6).
La fin du consensus ?
Force est de constater qu’en Espagne, les acteurs institutionnels ont saisi la nécessité de débarrasser le pays de son image de terre de "machos". La lutte contre les violences faites aux femmes s’est ainsi doublée d’une montée en puissance des mouvements et idées féministes. Pendant les années 2000, il y avait une sorte de consensus sur la justesse du combat pour le droit des femmes et contre les violences dont elles souffrent. Le féminisme était alors vu comme une composante importante du progressisme et de la modernité.
Cet état de fait n’a certes pas volé en morceau mais le consensus d’hier est chamboulé pour un retour sur la scène politico-médiatique de prises de position conformes à une conception plus traditionnelle voire réactionnaire de la société espagnole.
C’est singulièrement le cas du parti Vox, placé à l’extrême droite de l’échiquier politique, qui rejette la vision d’une Espagne machiste et parle ouvertement de "dérive" du féminisme. Certains membres, à l’image de la leader de parti à Madrid Rocío Monasterio, n’hésitent pas à parler du féminisme comme d’un "cancer" (7). Porté par un succès électoral grandissant, Vox a bien compris l’intérêt d’employer des mots choquants sur ce sujet de société majeur afin de cliver le débat politique. Ainsi, il se présente en quasi-unique défenseur des hommes agacés par les discours féministes qui les désignent comme d’indécrottables machos.
En maintenant une ligne dure sur la question du féminisme, la formation dirigée par Santiago Abascal (qui est issue principalement du Partido Popular – droite) espère prendre des voix aux partis traditionnels dont les positions peuvent sembler alignées dans ce domaine. Ainsi Ana Pastor, ancienne présidente du Congrès et membre du PP, se définit comme féministe dans une interview accordée à la Razon. En parallèle, elle souligne que le "machisme imprègne la culture du pays" (8).
A gauche, la lutte contre les violences faites aux femmes et le féminisme restent des sujets très importants. Le PSOE et Unidas Podemos (qui gouvernent actuellement en coalition) lient inconditionnellement le combat contre le machisme au projet progressiste qu’ils entendent mettre en place.
Alors que le consensus semblait solide dans les années 2000 sur les sujets qui nous intéressent, l’actualité médiatico-politique nous montre que les mots comme "féminisme" ou "machisme" sont abondamment utilisés pour aboutir à une polarisation de l’opinion.
Une situation paradoxale
Certainement pour toutes les raisons évoquées plus haut, sur la question du machisme et du féminisme, l’Espagne vit une situation paradoxale.
Selon l’institut de sondage français Ipsos, seuls 9% des Espagnols considèrent que les hommes sont plus capables que les femmes. A titre de comparaison, c’est 22% aux Etats-Unis et plus de 50% en Chine, en Russie ou en Inde (9). De plus, nos voisins sont très nombreux à se dire "féministes". Ipsos tempère ces propres résultats en relevant qu’il s’agit peut être d’un effet de mode : le féminisme aurait perdu beaucoup de son côté radical et serait même devenu "mainstream".
Toutefois, et c’est là que se matérialise un paradoxe, l’Espagne est un des pays où le sentiment d’inégalité entre les femmes et les hommes est le plus fort (9). Au-delà des discussions sur la fiabilité de ces statistiques, on peut penser que cette apparente contraction trouve son origine dans une plus grande sensibilité des Espagnoles et des Espagnols quant aux inégalités liées au sexe. Cet engagement pourrait également se remarquer lors du 8 mars dernier où plus de 300.000 personnes ont défilé à Madrid. A titre de comparaison, à Paris, la marche contre les violences faites aux femmes du 25 novembre 2019 dernier a réuni dix fois moins de personnes.
Malgré tout, et pour conclure, selon l’Institut Georgetown pour les Femmes, la Paix et la Sécurité, l’Espagne est dans le top 20 des meilleurs pays au monde pour naître femme et ce devant bon nombre de pays qui ne sont presque jamais qualifiés de "machistes", au rang desquels l’Allemagne, la France, la Belgique ou les Etats-Unis. (10)
(1) https://www.elplural.com/opinion/espana-pais-machista_127252102
(2) https://www.diariodesevilla.es/entrevistas/angela-becerra-Espana-pais-machista-vias-cambio_0_1401460409.html
(3) https://www.epdata.es/datos/violencia-genero-estadisticas-ultima-victima/109/espana/106
(4) https://www.libertaddigital.com/opinion/manuel-llamas/no-espana-no-es-un-pais-machista-85000/
(5) https://www.es.amnesty.org/en-que-estamos/espana/violencia-contra-las-mujeres/
(6) https://www.rtl.fr/actu/politique/feminicides-nicole-belloubet-veut-generaliser-le-bracelet-electronique-7797963887
(7) https://www.antena3.com/noticias/espana/rocio-monasterio-vox-es-el-partido-de-la-espana-que-madruga_201911205dd533f70cf201c58f7c11b5.html
(8) https://www.larazon.es/espana/ana-pastor-quien-niegue-la-violencia-machista-no-tiene-corazon-HC25278197/
(9) https://www.ipsos.com/sites/default/files/2017-07/global-advisor-feminism-charts-2017.pdf
(10) https://giwps.georgetown.edu/the-index/