Bien qu’elle soit interdite en Turquie, la contrefaçon représente un business très lucratif ; en effet, le pays est un véritable hub. Numéro deux mondial derrière la Chine, c’est de Turquie que provenaient 12% des imitations saisies par les douanes au niveau mondial en 2019. Reportage à Istanbul.
Si vous allez faire un tour au Grand Bazar, vous constaterez l’ampleur du marché de l’imitation. Ceux qui ont connu le lieu il y encore 15 ans seraient surpris de constater que l'emblématique marché couvert aux 4 000 boutiques, est désormais tout autant orienté vers la contrefaçon que l'or, le cuir, le tapis ou la céramique. En effet, plus d’un tiers des boutiques que vous y trouverez sont spécialisées dans la contrefaçon, ce business couvrant plusieurs secteurs, notamment le textile et le luxe, mais également la pharmacie ou encore le cosmétique. Toutefois, tous les produits copiés ne sont pas de qualité égale : vous trouverez de faux sacs Chanel copiés à la perfection, et d’autres dont l’imitation ne saura tromper personne. En conséquence, les prix peuvent être extrêmement variables. Ainsi peut-on trouver de la contrefaçon "bas de gamme" et de la contrefaçon "de luxe" !
La Turquie, un terrain favorable à la production de contrefaçon
Si la Turquie importe en partie de Chine, elle produit également, et exporte vers l’Europe ou encore vers l’Afrique.
Cette production peut s’expliquer par une hausse des exportations, dues notamment à la dévaluation de la monnaie turque ces dernières années. Parmi les raisons qui ont poussé au développement de ce "business", il faut également noter l’arrivée d’une nouvelle clientèle touristique facilitée par la politique de la compagnie aérienne Turkish Airlines. En effet, les vols de cette compagnie se sont largement multipliés au niveau mondial, facilitant l’accès au tourisme en Turquie. Ainsi, la Turquie qui recevait principalement des touristes européens et nord américains sur son territoire, voit depuis une dizaine d’années une clientèle asiatique (indonésienne notamment), russe, africaine, sud-américaine, participer à l’économie souterraine du pays en achetant de nombreux produits imités tels que sacs, chaussures, montres…
Un "business" difficile à démanteler
Si la Turquie est signataire des principaux accords liés à la propriété intellectuelle comme la Convention de Paris ou le Traité de coopération en matière de brevets, elle possède également une législation solide en la matière. Il existe une protection législative des marques depuis 1995 (depuis 2017, sous la loi n° 6769 sur la propriété intellectuelle), qui concerne à la fois les lois sur la protection des marques, des brevets, ainsi que des dessins et modèles industriels. L’article 30 de cette dernière prévoit que tout achat destiné à la vente, la production, l’import ou l’export de biens portant atteinte aux droits d’une marque enregistrée dans le pays, c’est-à-dire disposant d’un brevet international, expose l’individu à une peine d’un à trois ans de prison, ainsi qu’à une amende allant jusqu’à 20 000 TL. Mais alors, si cette législation existe, comment expliquer l’ampleur de ce marché ?
En pratique, les contrôles des autorités sont très peu fréquents (il y en aurait à peine un par an !), mais lorsque ces derniers se produisent, les policiers ont recours à des saisies de biens et infligent une amende aux commerçants, amende qui n’aurait en réalité aucun impact sérieux sur l’avenir de la boutique. En effet, le gérant d’une boutique de fausse maroquinerie au Grand Bazar nous confie : "Quand c’est arrivé, qu’ils m’ont pris quelques sacs Balenciaga et quelques paires de chaussures, je suis allé payer l’amende et c’est tout, j’ai continué à faire ce que je faisais, ça n’a rien changé à mon activité en général". Il nous explique que beaucoup d’entre eux possèdent d’autres boutiques à Istanbul en dehors du Grand Bazar, ce qui permet également de protéger leur stock en cas d’éventuel contrôle. Ainsi, la plupart de ces commerçants disposent d’une "marge" en cas de saisie.
Il semble donc qu’il y ait un réel "laisser-faire" de la part des autorités turques, qui consentent au développement de cette économie parallèle, permettant malgré tout de "faire tourner" un pays fragilisé par une inflation record.
De plus, la production de ces imitations dispose d’une organisation la rendant très compliquée à démanteler. Beaucoup de gérants de ces boutiques font appel à des grossistes dont les ateliers se situent souvent dans des sous-sols d’immeubles, dans des quartiers commerçants comme ceux de Gedikpasa ou Laleli par exemple, situés dans l’arrondissement de Fatih, non loin du Grand Bazar.
En 2013, le président de l’Association turque des producteurs de textile (TGSD), Cem Negrin, rapportait : "La contrefaçon textile concerne surtout de petits ateliers qui s'adaptent très vite à la mode et à l'action de la police, il est très difficile de les démanteler".
La contrefaçon, un marché que certains payent au prix fort
Contrairement à la France, la Turquie ne sanctionne pas l’achat de biens contrefaits destinés à l’usage personnel, mais vous risquez de vite regretter vos achats de faux lorsque vous passez la frontière.
A l’arrivée en France, si les douanes découvrent une marchandise contrefaite dans vos bagages (ou même un vêtement contrefait que vous portez sur vous), elles peuvent procéder à sa destruction, et vous risquerez une amende dont le montant sera calculé selon la valeur initiale du produit authentique. Vous vous exposerez de plus au risque de poursuites et sanctions pénales pouvant aller jusqu'à trois ans de prison et 300 000 euros d'amende.
Mais il n’y a pas que pour le touriste qui se fait contrôler en rentrant chez lui avec une fausse sacoche Gucci que la contrefaçon a un coût. C’est avant tout les marques concernées qui payent au prix fort cette atteinte à leur droit de propriété intellectuelle. En effet, ces dernières se retrouvent en concurrence directe avec des biens dont la qualité d’imitation peut être réellement surprenante, ce qui entraîne une perte des ventes directes considérables. Selon un rapport établi par le Bureau d’enquêtes sur la contrefaçon de la Chambre de commerce internationale (CCI) de l’OCDE, ces pertes s’accompagnent également d’une chute de l’image de la marque, lorsqu’un produit défaillant arrive chez le consommateur qui pense avoir acheté un article authentique. A cela s’ajoutent les coûts engendrés par les procédures judiciaires lorsque ces marques intentent des actions en justice contre les contrefacteurs, ce qui explique leur hésitation et leur apparente passivité face à ce marché turc.
La gérante d’un magasin de tapis au Grand Bazar nous explique que le visage du tourisme a changé au cours de la décennie passée : "Avant, les gens qui achetaient des tapis achetaient éventuellement un peu de faux, mais c’était très accessoire. Aujourd’hui, c’est devenu essentiel, le tourisme est orienté vers ce marché de la contrefaçon. Il y a toujours eu des imitations, et ce, aux quatre coins de la Turquie, mais désormais, quand on arrive au Grand Bazar, la première image que l’on a, c’est la forte présence de boutiques de contrefaçon". Cette gérante nous livre également les préjudices que l’essor de la contrefaçon fait subir aux commerçants "légitimes". Les prix des loyers sont très élevés au sein de ce marché, et ce "business" participe à leur augmentation croissante, en ce que les propriétaires font de plus en plus le choix de louer à des vendeurs de "faux", quitte à procéder à des ruptures de contrat. Ces bailleurs se retrouvent donc partie prenante du système. En effet, un commerce de contrefaçon garantit au propriétaire de percevoir son loyer, vu les prix élevés pratiqués et la rapidité de l’écoulement des stocks dans ces magasins. Par ailleurs, ce marché de la contrefaçon a entraîné une augmentation générale des prix des loyers, certains commerçants installés depuis des dizaines d’années ayant dû renoncer à leur local d’origine pour un plus petit.
Mais quid du point de vue du consommateur de contrefaçon ?
Dans une boutique du Grand Bazar, à la question "Pourquoi acheter de la contrefaçon ?", une touriste néo-zélandaise témoigne : "Et pourquoi pas ? C’est bien fait, regardez la qualité de ces foulards Gucci, elle est quasiment identique aux vrais. Pourquoi se priver ? Mes copines m’ont fait des commandes, elles vont adorer. Si la contrefaçon était un problème, il n’y aurait pas toute cette offre !".
A quelques kilomètres du Grand Bazar, dans les rues animées de Kadıköy, sur la rive asiatique d’Istanbul, un couple de Français qui vient d’acheter une fausse paire de basket Nike explique également les raisons de leur achat : "C’est moins cher tout simplement, la contrefaçon, ce n’est pas forcément pour exposer des imitations de grandes marques sur soi, ça peut simplement être des choses pratiques qu’on trouve moins chères que dans notre pays".
Si la douane apparaît stricte avec les imitations de produits de luxe, il est vrai que l’on encourt moins de risques si l’on achète un sweat Hilfiger. C’est le cas de Mary, une Américaine venue en vacances avec sa mère à Istanbul, qui nous explique : "Je ne pense pas que je risque gros en achetant ce pull, ce n’est pas comme si je venais d’acheter une collection de sacs Louis Vuitton pour monter un commerce, là, oui, j’aurais des raisons de m’inquiéter".
Le consommateur moyen se laisse ainsi tenter par l’achat de contrefaçon, notamment car il a le sentiment de faire une "bonne affaire", voyant le produit ou la marque comme un moyen de valorisation sociale, sans trop se préoccuper de la législation ou des conséquences que ses achats peuvent entraîner in fine.
L’argument selon lequel la contrefaçon est un marché générateur d’emplois qui participe à l’économie du pays reste critiquable. Les conditions de travail dans ce secteur sont souvent précaires, les employés (parfois étrangers et/ou illégaux) mal rémunérés, et le travail des enfants peut également être impliqué.
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