En Amérique latine, l’avortement clandestin, réalisé dans des conditions hygiéniques précaires, est responsable de plus de 10 % des décès maternels. Dans des sociétés conservatrices où le poids de l'Eglise est puissant, la légalisation de l'avortement est loin d'être évidente. En passant par le Chili, l’Argentine ou encore le Brésil, retour sur la délicate question de l’IVG en Amérique latine.
Sur les 24 pays d’Amérique latine (hors la Guyane Française), seuls trois autorisent l’IVG sans aucune condition préalable. Sujet tabou, clivant, l’avortement cristallise de nombreux points de divergences. En Amérique latine, région empreinte par le machisme et les valeurs religieuses conservatrices, les débats sont souvent enflammés. Et pour rappel, le continent a aussi été traversé par les affrontements politiques (communisme, dictatures…), qui ont fortement impacté la société et les mentalités.
Ainsi, encore aujourd'hui, dans une bonne partie des territoires, l’IVG est perçue comme un crime et interdite. Certains pays, comme le Panama, la Colombie ou encore le Chili tolèrent la pratique, sous certaines conditions : lorsque la vie ou la santé de la mère et du fœtus sont en danger, ou bien en cas de viol. D'autres, comme le Salvador, Haïti ou encore le Honduras, refusent catégoriquement et pénalisent lourdement l'IVG. Certes, les législations diffèrent d’une frontière à l’autre, mais en Amérique latine, la simple évocation du terme « avortement » est sujette à discorde.
En 2012, l'Uruguay devient le troisième pays d'Amérique du Sud, après Cuba en 1965 sous l'impulsion du régime communiste, et Guyana en 1995, à autoriser l'IVG. L'Argentine pourrait très prochainement devenir le quatrième de la liste.
L’Argentine, pays précurseur des avancées sociales ?
On estime à environ un demi-million le nombre d’avortements par an en Argentine. Une pratique passant malheureusement souvent par les souterrains de clandestinité. Selon les chiffres du ministère de la Santé, 47 femmes chaque année perdent la vie à la suite d'un avortement clandestin. Les associations, elles, estiment que plus de 100 femmes en meurent par an.
En Argentine, une femme peut avorter si sa vie ou sa santé sont en danger ou bien si la grossesse est le fruit d’un viol. Autrement, elle et son médecin risquent entre un et quatre ans de prison. En 2017, Belen, une jeune fille de 24 ans, a été condamnée à 8 ans de prison ferme pour ‘’homicide aggravé par le lien de filiation’’ par un tribunal de Tucumán (nord de l'Argentine) à la suite d'une fausse couche. Cette situation invraisemblable a provoqué un électrochoc au cœur d’un pays qui s’est imposé par ailleurs comme précurseur des avancées sociales, en rendant notamment légal le mariage homosexuel en 2010.
Depuis le début de l’année 2018, les vents tournent en faveur des pro-avortement. Une proposition de loi sur l’IVG, ayant réuni les signatures de 71 députés et sénateurs a été déposée le 6 mars dernier et prévoit d'autoriser la légalisation de l'IVG jusqu'à 14 semaines de grossesse.
Cinq jours plus tôt, lors de l'ouverture de la session parlementaire, le président argentin conservateur Mauricio Macri avait rappelé sa position : ‘’Comme je l'ai dit plus d'une fois, je suis favorable à la vie. Mais je suis aussi favorable à des débats mûrs et responsables.’’
Le projet de loi, toujours en discussion, a finalement été porté au Congrès argentin le 20 mars. Une première, après six tentatives infructueuses depuis 2008, faute de signataires suffisants. Le fameux foulard vert, à la couleur de l’espoir et symbole arboré par les militantes et militants favorables à l’IVG, flotte désormais au-dessus du peuple argentin. Pour le journal Clarín, c'est une véritable ‘’opportunité historique’’ pour les partisans de ‘’l’avortement légal’’.
Chili, des progrès et après ?
Légalisé en 1931, l’avortement thérapeutique (réalisé pour motifs médicaux) au Chili avait été totalement interdit en 1989 sous l’impulsion de la dictature Pinochet. Le 21 août dernier, le pays a fait un pas en avant en autorisant l’avortement sous trois conditions : en cas de danger pour la vie de la femme enceinte, si le fœtus est non viable ou le résultat d’un viol. Le peuple chilien doit en partie cette avancée à Michelle Bachelet, présidente chilienne entre 2006-2010 et 2014-2018. L’ancienne dirigeante de l’ONU Femmes a fait de la dépénalisation de l’avortement le combat de ses deux mandats. Combat couronné de succès donc, même si la légalisation reste partielle. ‘’Aujourd’hui, nous les femmes avons récupéré un droit essentiel que nous n’aurions jamais dû perdre : celui de prendre des décisions lorsque nous visions des moments de douleur’’, a-t-elle déclaré sur twitter.
Hoy las mujeres recuperamos un derecho básico que nunca debimos perder: decidir cuando vivimos momentos de dolor. #YoApoyo3Causales
— Michelle Bachelet (@mbachelet) 3 août 2017
Gonzalo Rubio, premier médecin à avoir réalisé un avortement au Chili le 5 octobre 2017 insiste de son côté sur la nécessité de proposer davantage de formations aux médecins dans les pratiques contraceptives et sur l’interruption de grossesse. “Les femmes qui veulent recourir à l’avortement sont les moins aidées de notre système de santé,’’ a-t-il déclaré début avril dans le journal El Desconcierto. À l’heure actuelle, une femme et son médecin encourent toujours 3 à 5 années de prison en cas d’avortement illégal. Et grâce à un protocole, lui légal, d’objection de conscience, un praticien est dans le droit de refuser une IVG.
Le journal El Pais (Espagne) reste prudent : “L’avancée du Chili ne constitue qu’un petit pas sur un chemin plein d’obstacles”. Aujourd’hui, sept mois après la dépénalisation partielle de l’IVG, le fossé entre la loi et son application reste large. Parmi les autres inquiétudes, l’entrée en fonction depuis le 11 mars du très conservateur Sebastián Piñera augure de possibles retours en arrière. Le milliardaire a nommé au ministère de la Femme Isabel Plá, une fervente opposante à l’avortement.
Le Brésil vers un rétropédalage juridique ?
Le cas du Brésil rappelle celui du Chili, déjà frappé en 1989 par un retour en arrière législatif. Au sein du pays, il est actuellement illégal d’avorter, sauf en cas de viol, de danger pour la vie de la mère, ou d’anencéphalie (sévère malformation du fœtus). Hors de ces délimitations, les femmes s’exposent à une peine allant de 1 à 3 ans de prison. Mesure choc, le 8 novembre 2017, une commission parlementaire s’est réunie pour proposer une interdiction totale de l’avortement. Un possible retour en arrière donc, qui a fait réagir des vagues de militantes et militants, mais aussi les organisations féministes et humanitaires.
L’ébauche du nouvel amendement ‘’retire aux femmes la possibilité de prendre des décisions par rapport à des faits qui impliquent de graves violations de leurs droits les plus fondamentaux (...), pénalisant doublement les victimes de violence sexuelle ou les femmes en situation de vulnérabilité’’, critique l'ONU. L'organisation internationale rappelle que les avortements clandestins sont ‘’une des principales causes de décès de mères au Brésil et dans le monde’’.
Margaret Wurth, chercheuse auprès de la division Droits des enfants à Human Rights Watch a aussi réagi.
My piece on a disastrous amendment before Brazil's Congress that would ban abortion even in cases of rape, health risk: https://t.co/PHRv5urQDt pic.twitter.com/qB7qKbheA5
— Margaret Wurth (@MargaretWurth) 10 novembre 2017
Dans le courant de l’année 2018, le texte sera de nouveau soumis à un vote. Pour être adopté définitivement, il devra obtenir l’aval d’une majorité absolue ou bien des deux tiers des votants des deux chambres du Congrès. De nombreux observateurs soulignent la faible probabilité de cette issue, malgré l’influence palpable du lobby évangéliste et du Congrès à majorité conservatrice. ‘’Interdire l’avortement en cas de viol ne passera pas à l’Assemblée.’’ La proclamation du démocrate Rodrigo Maia, président de la Chambre des députés n’est pourtant pas parvenue à rassurer, dans un pays où plus d’un million d’avortements clandestins sont pratiqués chaque année (chiffres de l’OMS).
Le constat est clair : la légalisation de l'IVG reste encore très marginale en Amérique latine. Et même lorsque la pratique est tolérée dans les écrits, l’avortement reste difficile, tabou, forçant alors de nombreuses femmes à mettre leur vie en danger. Dans cette région du monde caractérisée par des pensées machistes et encore attachée à des valeurs très conservatrices, les débats sur l’avortement sont encore loin d’être clos.