Françaises, Français ! Vous qui êtes en Espagne depuis peu ou depuis des années. Vous qui comptez y rester le temps d’un échange universitaire ou bien pour la vie. Vous qui y travaillez, étudiez ou voyagez. Sachez que vous êtes le fruit d’une longue histoire. Vous n’êtes certes pas les derniers mais surtout pas les premiers à tenter l’aventure au-delà des Pyrénées.
Cette semaine, intéressons-nous à l’aventure espagnole de Simone Weil. Philosophe brillante, intellectuelle révoltée et militante syndicale, Weil fait incontestablement partie de ces personnages fascinants qui ont marqué leur temps et rempli leur vie. Agrégée à 22 ans, combattante en Espagne à 27 ans et décédée à 35 ans, elle eut une existence intense. Respectée par ses pairs, comme Albert Camus qui voyait en elle "le seul grand esprit de notre temps", elle reste peu connue du grand public. Dans ce nouvel article de notre série sur les "Gloires et Déboires des Français en Espagne", nous relaterons surtout à l’aventure espagnole de Simone Weil, brève mais intense ; à l’image de sa vie.
La jeune femme brillante
Simone Weil voit le jour à Paris en 1909 dans une famille d’origine juive. Celle qui se convertira au catholicisme des années plus tard déclarera que la religion de ces ancêtres n’était pas pratiquée à la maison et que ses parents se revendiquaient agnostiques.
La jeune Simone est une élève brillante qui excelle en philosophie dès les années lycéennes. Elle obtient son Baccalauréat à 16 ans et entre en classes préparatoires littéraires ("hypokhâgne" dit-on) au lycée Henri IV où l’un de ses professeurs est le philosophe Alain. Celui-ci aura une durable influence sur Weil. A l’issue de cela, elle intègre la très prestigieuse Ecole Normale Supérieure puis à 22 ans, elle est reçue à l’agrégation de philosophie. Elle part enseigner au Puy-en-Velay. Là, la jeune professeure de philosophie se fait bien vite remarquer par sa hiérarchie pour son activité militante.
En effet, convaincue que la philosophie doit se pratiquer en se confrontant le plus possible à la réalité de son temps, elle s’intéresse de très près à la condition ouvrière dont elle fera un livre plus tard. Elle participe aux grèves et contribue avec son salaire d’enseignante aux œuvres de différents mouvements socialistes. Simone Weil reste néanmoins très hostile au stalinisme.
Femme d’action, elle décide de se rendre en Allemagne au début des années 1930 afin de comprendre, sur le terrain, les raisons de la montée du nazisme. A l’issue de cette expérience éprouvante, elle décide de se retirer provisoirement du professorat afin de se faire embaucher dans une usine comme ouvrière sur presse pour vivre charnellement les difficultés des classes laborieuses.
Simone Weil sortira épuisée physiquement et moralement de ces quelques mois de dur labeur. Confortée dans son idée de participer activement à la défense des ouvriers, elle prend par ailleurs une part active dans la promotion du pacifisme alors que les tensions sont de plus en plus vives en Europe.
La combattante de la guerre d’Espagne
Cela peut sembler en apparence un paradoxe : Weil s’engage en 1936 dans la guerre d’Espagne. Elle justifiera cette position auprès d’un autre grand esprit, Georges Bernanos, à qui elle écrira : "Je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière et bavardent de ce qu'ils ignorent".
Malgré une sante fragile éprouvée par l’épreuve du travail ouvrier, elle part pour l’Espagne pendant l’été 1936. Elle arrive en Catalogne alors que le conflit a commencé depuis quelques semaines à l’issue du putsch militaire franquiste.
Les forces opposées à Franco sont alors particulièrement hétéroclites. Pour sa part, Simone Weil s’engage dans la colonne Durruti qui vient d’être formée. Il s’agit d’une milice faisant partie du camp républicain composée de combattants anarchistes dont certains étaient étrangers. Weil se rend avec la colonne sur le front d’Aragon, constitué afin de stopper l’avancée des troupes de Franco vers le nord-est du pays.
Au risque de vous dévoiler déjà la fin d’une histoire brève, la philosophe restera très peu de temps en Espagne. En effet, elle repartira dès fin septembre en France après avoir été gravement brûlée par une marmite d’eau bouillante dans laquelle elle posa accidentellement le pied. Très affaiblie et incapable de combattre, Weil devra se résoudre, grâce à l’insistance de ses camarades et de ses parents, à quitter le front.
Avant de partir d’Espagne, elle visitera quelques usines, toute à sa quête de recueillir des témoignages sur la réalité du conflit et ses conséquences sur les classes laborieuses. Simone Weil repart en France au début de l’automne 1936. Elle ne reviendra pas de l’autre côté des Pyrénées.
Une expérience déterminante
On connait l’aventure espagnole de Simone Weil par ce qu’elle en a écrit. Son journal regorge de ressentis et d’idées sur l’événement capital auquel elle assiste. Ainsi nous savons d’abord que ce n’est pas un soldat des plus dociles. Elle proteste avec véhémence lorsque ses frères d’armes veulent exécuter un adolescent de l’autre camp qui dit être innocent et avoir été intégré de force dans la Phalange. En outre, sa correspondance avec Bernanos nous indique qu’elle est confrontée aux atrocités de la guerre civile et de ses exactions dans les deux camps.
Au-delà de cela, sa lecture intellectuelle du conflit l’amène à plusieurs conclusions. Elle réalise par exemple que la gauche espagnole est trop divisée pour l’emporter et que l’idéologie anarchiste explose dans le réel. Weil se pose de profondes questions sur la révolution et l’engagement syndical.
Bien entendu, la philosophe gardera de l’Espagne le souvenir d’un conflit très violent. Malgré tout, sa brève aventure aura aussi été utile afin de compléter son expérience du peuple qui souffre. Elle aura ainsi à cœur de rencontrer les paysans et ouvriers espagnols à qui elle dédiera de nombreuses pages de son journal relatant son aventure par delà les Pyrénées.
En définitive, l’aventure espagnole de la philosophe Simone Weil est passionnante à plus d’un titre. Elle témoigne à n’en pas douter de la force de conviction d’une intellectuelle qui ira jusqu’au bout de son engagement. La guerre civile espagnole fut pour Weil la concrétisation de la conception qu’elle se faisait de sa discipline : une philosophie profondément ancrée dans le réel et le présent. Aussi dure fut-elle, cette expérience l’amènera à remettre en cause de nombreuses idées et convictions, à se remettre en cause elle-même.
L’exposition à la violence et aux malheurs d’un peuple pris dans les tourments de l’Histoire contribuera à l’évolution intellectuelle de Weil et au développement d’une conception du bonheur et de la réalisation de soi dans le cadre de la religion chrétienne.
Notons enfin pour l'anecdote qu'en 2017 a été décidé de nommer une rue de la capitale espagnole du nom de la philosophe française. Elle est située à proximité de la A3, dans le quartier de Moratalaz.