Nous avons rencontré Philip Kalus, le président du Rotary Club de Valencia pendant l'année 2020-2021. L’occasion pour nous d’en apprendre davantage sur cette organisation mondiale qui œuvre depuis plus d’un siècle pour faire progresser l’entente et la paix dans le monde. Créé en 1928, le Rotary Club de Valencia présente la singularité d’être l’un des plus anciens clubs d’Espagne et parmi les premiers à avoir accompli la mission rotarienne en Europe. Une action qui trouve sa raison d’être dans le service et fédère toujours plus de bénévoles aux quatre coins du monde, unis par une même conception du devoir et de l’amitié. À Valence, cet engagement perdure à travers des clubs qui ont dû se réinventer face à la pandémie. Un exemple riche d’enseignements et d’espoir.
Paul Pierroux-Taranto : Vous êtes allemand et vivez à Valence. Pourquoi avez-vous choisi cette ville ?
Philip Kalus : Après avoir vécu de nombreuses années à Londres et à Francfort, j’étais à la recherche d’une meilleure qualité de vie. Ce n’est pas très original, mais comme beaucoup d’Allemands, je voulais vivre dans une ville plus ensoleillée. J’ai la chance d’avoir un métier très international - la plupart de mes clients sont basés à Londres, New York, Francfort et Paris -, et je peux donc me permettre de vivre où je veux. C’est pourquoi nous avons pris la décision, ma femme et moi, de nous installer à Valence. Au départ, nous nous sommes dit : “Essayons et nous verrons bien”. C’était un pari. Notre fille avait 5 ans à l’époque, et voilà maintenant 12 ans que nous sommes ici. Nous avons acheté une maison. Ma fille a fini ses études au Collège allemand et tout le monde est très heureux. On ne prévoit pas de rentrer en Allemagne ou de déménager.
D’ailleurs, je suis très peu allé en Allemagne ces dernières années. J’y vais surtout pour des raisons professionnelles, car mes parents viennent de plus en plus à Valence. Je n’ai pas voyagé depuis 18 mois et je m’en porte très bien. Je crois que l'une des conséquences de la pandémie a été de nous faire prendre conscience qu’on peut avoir des réunions virtuelles très productives. Cela nous permet d’économiser du temps, de l’argent, et de réduire l’impact écologique des transports. Mes prochains voyages seront moins nombreux que ceux que j’avais il y a quelques années, et c’est mieux ainsi.
Quand et pourquoi avez-vous décidé de devenir Rotarien ? Était-ce à Valence ou ailleurs ?
Je connaissais déjà le Rotary en Allemagne. Je savais aussi que des membres de ma famille et des collègues de travail étaient Rotariens. Mais à l’époque, je n’étais membre d’aucun club. Quand nous sommes arrivés à Valence à l’automne 2008, le premier soir, nous avons été conviés à un dîner de gala organisé par l'Unicef. Notre agent immobilier, qui était de la partie, nous a présentés à son mari lors du dîner. En discutant avec lui, j’ai appris qu’il était Rotarien, et il m’a tout de suite invité à assister à des réunions dans son club. J’y suis allé plusieurs fois. C’est ainsi que je suis devenu membre permanent du Rotary Club de Valencia en avril 2009. Cela fait maintenant 12 ans.
Certains lecteurs n’ont peut-être pas une idée claire de ce qu’est le Rotary. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette organisation ?
Le Rotary est une organisation mondiale fondée au début du XXème siècle à Chicago. Dès son origine, l'idée était de réunir des personnes de professions différentes qui oeuvreraient ensemble pour apporter quelque chose à la société. De nos jours, il existe plus de 35.000 clubs dans le monde. L'Espagne est en fait l’un des premiers pays européens où est apparu le Rotary. Rappelons que le Rotary était interdit en Espagne sous le régime de Franco. L’organisation a refait surface au début des années 80. Actuellement, à Valence, il existe 4 ou 5 clubs. Notre club, le Rotary Club de Valencia, est le plus ancien. C’est d’ailleurs l’un des plus anciens d’Espagne et même d’Europe ! Il a été fondé en février 1928. Nous avons donc 93 ans d’existence.
Le Rotary repose sur un principe fondamental qui est l’amitié.
Pourquoi y a-t-il plusieurs clubs à Valence ?
Outre sa mission de service envers la communauté et les personnes qui sont dans le besoin, le Rotary repose sur un principe fondamental qui est l’amitié. Pour nouer des liens très étroits avec les autres membres du club auquel on appartient, il faut bien les connaître. Ce prérequis est fondamental pour travailler en synergie et avec toute la passion que notre tâche requiert. Or, au-delà d’un certain nombre de personnes, cela devient compliqué. Les 5 clubs valenciens dont je parle sont en fait des petits clubs où tout le monde s’apprécie et se connaît très bien. En moyenne, il y a 20 ou 25 membres par club. Je trouve cela très positif. À l’inverse, en Allemagne ou aux États Unis, il y a des clubs avec 80 ou 100 membres. Cela me paraît trop. Dans de tels cas de figure, je crois qu’il n’est pas possible d’atteindre le même type de relation qui existe entre les membres de notre club.
D’après vous, quelle est la mission du Rotary au XXIème siècle ?
Le Rotary a beaucoup grandi au fil de ces cent dernières années. Il faut bien comprendre qu’un membre du Rotary est avant tout un membre du club et non pas du Rotary. C’est le club qui est membre du Rotary. Cette nuance est importante. Chaque club a des projets qui lui tiennent à cœur, un cheval de bataille qui lui est propre. Ensuite, les clubs se retrouvent autour de grands principes qui éclairent leur action au quotidien. On pourrait résumer ces principes par le plus important d’entre eux qui est de promouvoir la paix et la bienveillance dans le monde. C’est la mission mondiale du Rotary et sa raison d’être. Il existe de nombreux programmes rotariens au niveau international qui œuvrent en ce sens, notamment sur l’aspect environnemental et les questions de santé.
Par exemple, le Rotary a été l’un des principaux acteurs pour éradiquer la polio dans le monde. Il y a quelques années, Bill Gates, qui est membre du Rotary, est allé encore plus loin : il nous a dit que si nous étions capables de collecter 200 millions de dollars pour le combat contre la polio, lui-même ferait un don de 200 millions de dollars supplémentaires… Je crois que cela a eu un retentissement énorme au sein de notre communauté. Rappelons que le Rotary est aussi la seule organisation non gouvernementale qui a un siège permanent à l’ONU.
Être membre du Rotary, c’est à la fois un honneur et une responsabilité. Il ne s’agit pas de fierté ou de prestige, mais bien de service.
Parlez-nous de l’action de votre club à Valence.
Dans mon club, on promeut et appuie toutes les missions mondiales du Rotary. Ensuite, à notre échelle, l’action principale est de venir en aide aux personnes victimes d’exclusion sociale. La pandémie les a frappées de plein fouet. Nous travaillons principalement avec des enfants, des familles sans revenu et des personnes âgées.
Avant d’expliquer en quoi consiste notre action auprès de ces personnes, j’aimerais faire une précision pour les lecteurs : l’année du Rotary ne suit pas le calendrier classique. Elle commence le 1er juillet et finit le 30 juin. Ainsi, quand je parle de cette année, je me réfère à la période comprise entre ces deux dates.
Concernant notre mission, ce que je retiens d’abord des projets de cette année, c’est que 75 % des actions que nous avons menées et des donations que nous avons faites s’inscrivent dans le long terme. C’est un engagement durable qui s’est consolidé à travers le temps. Nous collaborons depuis de nombreuses années avec deux organisations importantes : Proyecto Vivir et Hogares Compartidos.
Proyecto Vivir est une organisation locale qui aide les familles avec peu ou pas de ressources, en particulier les femmes et les enfants. Nous avons fait beaucoup de dons et organisé beaucoup d’événements pour eux. Durant la pandémie, les écoles étaient fermées. Les 45 enfants aidés par Proyecto Vivir n’avaient donc aucun moyen de manger. Notre première mission a été de nous assurer qu’ils puissent manger à leur faim pendant toute cette période. Nous avons aussi entrepris des actions dans le domaine de l’éducation et de la prévention sanitaire. Il ne s’agit pas seulement de donner de l’argent ou de faire un chèque, ce qui est relativement facile, mais de suivre ces personnes et de les accompagner au quotidien. C’est très important pour notre club et extrêmement gratifiant sur le plan personnel.
En quoi consiste le programme Hogares Compartidos ?
C’est un programme d’aide au logement et de collocations destiné aux personnes âgées. Là encore, nous travaillons avec ces personnes depuis de nombreuses années. Nous les aidons à trouver des appartements à très bas prix. Nous les aidons à trouver des meubles et leur proposons des activités éducatives et ludiques pour qu’elles continuent d’être actives et entourées, ce qui est très important à leur âge. Au total, nous leur avons trouvé 10 appartements à Valence. Dans chaque appartement vivent 4 personnes. Il y a quelque temps, nous avons organisé un repas auquel nous avons invité toutes ces personnes. Nous avons dressé les tables dans un superbe patio en plein air et leur avons servi un très bon repas. C’était la première fois que nous nous réunissions tous ensemble à l’air libre depuis le début de la pandémie. Les personnes âgées étaient vaccinées et nous avons respecté scrupuleusement les règles sanitaires. C’était très émouvant. Voilà un très bon exemple d’un acte symbolique qui ne suppose pas un grand effort et qui a pourtant un impact énorme.
En plus des projets que je viens d’évoquer, nous faisons aussi des actions isolées : en ce moment, nous soutenons une organisation pour le Venezuela, et lui envoyons une grande quantité de nourriture pour les bébés en veillant toujours à ce que l’aide arrive à bon port. Dans ce monde, beaucoup de dons prennent toutes sortes de routes… C’est pourquoi la visibilité est très importante. Un autre exemple d’action concrète : au mois de novembre de l’an dernier, 10 membres de notre club se sont postés un samedi matin devant 7 supermarchés Mercadona et ont demandé des dons de nourriture. En quatre heures, nous avons collecté 4.000 kilos de nourriture ! Cette nourriture a ensuite été distribuée à Proyecto Vivir et Hogares Compartidos ainsi qu’à d’autres associations qui aident les personnes sans logement.
Cette année, vous avez été le président du Rotary Club de Valencia. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre fonction ?
Au Rotary, les choses tournent. Un président peut être réélu plusieurs fois si le club le veut, mais chaque année, il y a un nouveau président et un nouveau conseil d’administration. Ainsi, l’an prochain (qui a commencé le 30 juin), je ferai partie du conseil d'administration mais cette fois en tant que secrétaire. Je crois que cette alternance est très saine pour notre club. Chaque président est différent et cela apporte du changement.
Être président, cela représente beaucoup de travail et de responsabilités. Quand on dirige un club qui a un patrimoine historique aussi fort que le nôtre, avec de nombreux vétérans parmi nos membres, on ne peut pas faire fi de leur expérience et de leurs points de vue. On ne peut pas arriver et faire la révolution autour de soi. Il faut apprendre à écouter, à inscrire la dynamique de travail dans l’histoire du club, dans son ADN.
Quels ont été les défis que vous avez dû relever cette année ?
Je suis très fier que notre club ait pris part à plus de projets et donné plus d’argent pendant la pandémie que lors de ces dernières années. Je suis aussi heureux que nous n’ayons manqué aucune de nos réunions hebdomadaires.
Nous avons été le premier club sur la côte méditerranéenne à organiser des réunions virtuelles, et ce malgré l’âge avancé de la plupart de nos membres. C’est une très belle leçon de vie. Tout le monde était un peu perdu au début, mais chacun a finalement pris le pli. Ensuite, du mois de juillet au mois d’octobre, nous avons organisé des réunions hybrides, c’est-à-dire qu’un petit groupe se retrouvait dans notre club et que les autres membres étaient connectés à distance sur l’Ipad. Nous sommes le premier club à avoir fonctionné de la sorte, et je dois dire que cela a merveilleusement bien marché. Cela a été une réussite au-delà de mes espérances ! À chaque fois, nous devions nous adapter aux restrictions sanitaires en vigueur. Ainsi, du mois de novembre à la mi-mai, nous avons dû repasser au tout virtuel, puis nous avons repris nos réunions hybrides, ce qui est toujours le cas aujourd'hui.
Le contexte nous a obligés à être beaucoup plus efficaces, à nous adapter et à tirer profit des nouvelles technologies. Quand je parlais de réunions vidéos, c’était inimaginable pour beaucoup d’entre nous il y a encore peu. Je comprends cette réticence. Il ne faut pas oublier que c’est avant tout l’amitié qui nous réunit, et comment entretient-t-on une amitié par vidéo ? En tout cas, à cause du contexte difficile que nous vivons, nous avons été obligés de nous réinventer. Je trouve cela très positif. Ce qui est bien, désormais, c’est que si quelqu’un voyage ou ne peut pas se rendre à notre club pour une raison X ou Y, il peut toujours se connecter à son portable et nous rejoindre virtuellement. C’était impensable avant la pandémie.
Que vous a apporté le fait d’être membre du Rotary. De quelle manière cela a-t-il transformé votre vie ?
Être membre du Rotary, c’est à la fois un honneur et une responsabilité. Une chose qui est claire pour moi et que je ne me lasse pas de répéter : si l’on est membre du Rotary, on doit y participer. On doit vivre pleinement l’aventure. Il ne s’agit pas de fierté ou de prestige, mais bien de service.
Il y a plusieurs manières de s’engager. Tout le monde ne peut pas faire la même chose. Chacun a ses capacités et ses limites. Mais nous faisons partie du même bateau. C’est cela un club ! C’est prendre et donner. Alors, de quelle manière cela m'a-t-il transformé au fil des années ? Ma femme dit que j’ai beaucoup changé. Je dirais qu’avec le temps je suis devenu beaucoup plus tolérant. Vous savez, on apprend beaucoup quand on est entouré de personnes qui ont des personnalités, des âges, et des parcours très différents.
Dans notre club, trois membres ont moins de 40 ans et beaucoup ont plus de 70 ans. Moi, j’ai 50 ans. Ce mélange de générations est très beau. Dans la vie professionnelle, on ne rencontre pas une telle diversité, car tout le monde prend sa retraite à la soixantaine. Pourtant, on apprend énormément des personnes plus âgées que soi. Je crois qu’on apprend aussi beaucoup sur la vie. Pour moi, c’est l’une des plus belles choses du Rotary. Il y a beaucoup de façons de faire le bien autour de soi, d’aider la société. On peut le faire au Rotary, mais aussi dans d'innombrables organisations. À mes yeux, ce qui donne un caractère unique, ce qui fait le sel du Rotary, c’est cette amitié avec des personnes si différentes. C’est un trésor d’une richesse inestimable.
Est-ce que vous appliquez le critère rotarien des quatre questions dans votre vie quotidienne (une série de questions pour savoir si l’on agit bien ou non) ?
Lorsqu'on est vraiment impliqué en tant que membre, le Rotary fait automatiquement partie de soi, qu’on le veuille ou non. Il me semble que ces quatre questions (Est-ce vrai ? Est-ce juste ? Est-ce source de bonne volonté ? Est-ce équitable et bénéfique pour chacun ?) sont très importantes au moment d’agir dans le club, mais aussi, de manière générale, dans notre attitude envers les personnes que l’on rencontre tous les jours. En particulier : Est-ce vrai ? et Est-ce bénéfique ?
En tant que président, j’étais chargé de diriger le club. Ce n’est pas la même chose que de diriger une épique professionnelle. On ne peut pas commander. Il faut faire preuve de beaucoup d’intelligence émotionnelle. Au Rotary, personne n’est payé. Nous consacrons tous du temps de manière bénévole. C’est avant tout l’amitié et le service qui nous unissent. On devient plus tolérant.
Il faut avoir la volonté de servir, de donner et de faire partie du club.
Quel est le profil d’un bon Rotarien selon vous ?
L’aspect le plus important pour devenir membre du Rotary, ce sont les valeurs humaines. Il faut avoir la volonté de servir, de donner et de faire partie du club. En Espagne, le Rotary n’est pas aussi connu que dans d’autres pays, comme l’Allemagne, l’Autriche, l’Amérique latine ou les États-Unis.
Néanmoins, je crois qu’il faut être sélectif avec les candidats, car on ne veut pas de quelqu’un pour qui être membre du Rotary se résume à porter un pins et à en être fier. Il faut mériter ce pins, justement. Incarner des valeurs qui sont un exemple pour la société.
En ce sens, le Rotary est élitiste. En revanche, il n’est plus élitiste concernant les revenus - même si c’est encore le cas dans certains pays. Dans notre club, cela a changé. À l’époque, c’était surtout des entrepreneurs, des médecins et des professeurs. Soyons clairs : ils forment toujours la majorité de nos membres, mais il y a aujourd'hui un plus grand mélange. Par exemple, l’an dernier, un jeune pakistanais de 27 ans qui fait une thèse en chimie nous a rejoint. Notre nouveau président est mexicain et a 34 ans.
Comme chaque organisation dans le monde, le Rotary aspire à grandir. On veut grandir, mais pas à n’importe quel prix ! Le Rotary n’est pas prosélyte. La qualité reste notre premier objectif. Nous cherchons des personnes qui se fondent bien dans le groupe et qui ont des valeurs exemplaires. Aussi, ce qui est primordial, c’est que ces personnes se sentent bien dans notre club. Ces moments de joie à plusieurs sont essentiels dans nos réunions. Il faut apprécier les activités que notre club propose. Si ce n’est pas le cas, devenir membre n’a aucun sens.
Comment devient-on membre ?
La façon traditionnelle, c’est qu’un Rotarien déjà membre du club propose à quelqu’un de le devenir. Il le coopte par parrainage. En réalité, de nos jours, c’est beaucoup plus ouvert que cela. Au Rotary, tout est transparent et tout le monde peut venir à nos conférences. Si quelqu’un nous écrit et montre sincèrement son intérêt, nous l'invitons à se rendre à une réunion. Si l’on sent une adéquation, on l’invite à trois ou quatre autres réunions. Pour apprendre à le connaître, mais aussi, ce qui est très important, pour que la personne connaisse le club, qu’elle comprenne ce qu’est vraiment le Rotary et qui nous sommes. C’est fondamental qu’une personne se dise : je me sens bien ici.
On ne veut pas qu’une personne frappe à notre porte en ayant une image fausse de nous. C’est pour cela que nous sommes très sélectifs, autrement, nous n’aurions pas de longévité. Notre but est d’avoir une influence réelle sur la société tout en prenant plaisir à partager des moments avec les autres membres du club.
Entretien réalisé en anglais et traduit en français par Paul Pierroux-Taranto