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XXVIII. MT. FUJI STATION 5 – Mt. Fuji Skyline (Shizuoka)

28.0128.01
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 16 octobre 2021, mis à jour le 20 octobre 2021

La tempête fut phénoménale. Alors qu’hier tout était clair et bien défini, les contours s’estompent et tout semble désormais couvert d’une fine couche de givre et de poudreuse.

 

Hors du temps et de l'espace 

Les sens paraissent s’estomper dans ce domaine figé : plongé dans un assourdissant silence, rythmé par le vent m’assiégeant de part en part, le toucher limité à la morsure du froid, le nez et la bouche saisis par un air glacial et humide brûlant mes muqueuses à chaque inspiration. Le temps, délié à l’infini, perdu entre le ciel et la terre, ne forme qu’un unique voile blanc posé sur un horizon estompé par l’hiver : « En cette saison, la nature confond les distinctions qu’elle fait en été. Les cieux semblent plus proches de la terre. Les éléments sont moins réservés et distincts. L’eau se change en glace, la pluie en neige. Le jour n’est qu’une nuit scandinave. L’hiver est un été arctique. », décrit Thoreau pendant les Balades d’hiver 1. Je suis conscient de n’être qu’une poignée de braises luttant pour ne pas s’éteindre. Le mont Fuji me rejette comme il rejette toute prolifération durable de la vie depuis sa dernière éruption, il y a trois siècles. Seuls quelques buissons d’épines tenaces s’enracinent solidement au sol pauvre et acide du volcan, ne laissant dépasser qu’un mètre de végétation pour les plus téméraires. Ce matin, aux 2 400 mètres de la station 5, il fait 16 degrés en dessous de zéro.

Isolé du monde dans ma bulle de chaleur, je reprends la route vers la station 6 pour atteindre à nouveau l’altitude du mont Hôei.

 

route station mont fuji

 

Dans le nuage d'hiver

J’avance doucement pour reprendre mon rythme. La mécanique encore froide peine à se relancer pour gravir les kilomètres de rocailles restants. Le brouillard qui s’était installé hier revient plus froid et plus humide encore, givrant tout à cette altitude, nappe blanche en expansion rapide atténuant la frontière entre ciel et terre. Le Breton représente le paysage enneigé en ces termes : « Souvent les limites s’effacent entre les mondes, les nuages ou le brouillard se muent en une terre friable, impalpable, comme condamnée au rêve et envahie à son insu de fantômes de terre ou de pierre. Une continuité s’étend entre la neige et les nuages, un passage noué entre l’au-delà et l’en deçà, entre les hommes et les dieux. [...] On sait certains rochers aux prises avec le ciel et frustrés dans leur désir d’élévation, ce qui ne signifie pas que le ciel n’a pas lui-même la tentation de la pesanteur et de l’enracinement. »2 Les cristaux de pluie gelée poussent en une multitude de stalactites, lesquelles se développent à vue d’œil sur n’importe quel support. Les cristaux de givre s’agglomèrent les uns aux autres pour tomber en de lourds flocons sur le sol de pierre. Ma main, longeant la corde de sentier pour éviter une mauvaise chute, accumule bientôt des monticules de neige hérissés en fleurs bleutées aux épines humides. Mes épaules, mon sac, le haut de ma tête, tout mon corps devient lui aussi le point d’ancrage de ces boules de gui d’hiver pesant de plus en plus lourd et sapant mes forces. Je me secoue régulièrement pour me débarrasser de la neige et souffle avec la même constance par le nez pour en chasser le mucus, irritant ma peau rougie par son gel rapide. Mes cils s’allongent également, frangeant mon regard d’un large contour cristallin. Prisonnier des nuages, je me sens devenir une créature physiquement marquée par la montagne, intégrant la cohérence de son paysage. Pourtant mes pas finissent par s’accélérer et la chaleur de l’effort m’envahit de nouveau, me forçant à ouvrir mon lourd manteau afin de pouvoir respirer pleinement. En contrastes constants, mon corps semble trouver le rythme idéal pour garantir ma progression.

 

station du mont fuji

 

Stations vides

À chaque station et à chaque base d’arrêt, pour les innombrables marcheurs d’été, les mêmes infrastructures de tôle légèrement rouillées aux volets de fer fermés l’hiver, les mêmes distributeurs de boissons protégés sous de larges bâches agricoles bleues maintenues par de multiples sangles de plastique.

Escale terrassée parmi les dénivelés interminables et glissants, la base 6, comme toutes les bases suivantes, se présente à moi comme un enchaînement de niveaux. Je peux toutefois m’y reposer sans trop me refroidir, en me protégeant du vent derrière les palissades de bois et de métal clouté. Par endroits, quelques modestes cairns de lourdes pierres de lave, du blanc craie au noir violacé marquent le passage des marcheurs. Et à chaque étape, une borne d’indication. À chaque étape, un piquet rectangulaire planté dans le sol, gravé de l’inscription « Puisse la Paix Régner dans le Monde », chaque fois dans une langue différente pour s’assurer de la portée universelle de cette prière adressée à qui voudra bien la lire et la prendre pour principe.

 

Entre neige et glace 

Je monte sans repère dans une escalade toujours plus solitaire. La vue lointaine d’un de ces abris partiellement camouflés par les nuages, séparé du vide par une simple barrière de métal rouge et vert, même désert et fermé depuis longtemps, me remplit d’espoir et me donne la volonté de continuer encore un peu plus. Manteau rangé sur le sac, mon corps fumant se fraie son chemin de vie, au-delà des 25 degrés en dessous de zéro. Ce paysage lunaire, aux pierres d’ardoise et au sable d’un noir calciné me rappelle les hauts plateaux islandais, l’omniprésence de la mousse en moins. Des couleurs chaudes au royaume du froid.

À partir des 3 000 mètres, le givre et la neige ne circulent plus en un ballet de flocons virevoltants ; ils se figent en de gros blocs de poudreuse durcie, comprimés en protubérances glaciaires impraticables sans crampons. Certains morceaux, un peu plus tendres, me permettent d’enfoncer ma chaussure suffisamment pour atteindre la pierre et prendre appui, mais suivre le sentier devient de plus en plus difficile, aussi dois-je ralentir pour assurer mes positions. Je profite de la neige présente sur la corde pour m’hydrater un peu en la faisant fondre entre ma langue et mon palais pour compléter les quelques gorgées d’eaux que je m’accorde afin d’éviter les crampes.

 

mer de nuage mont fuji

 

La mer des nuages 

Entre 3200 et 3300 mètres, j'atteins la huitième station de Fujinomiya, la dernière avant le sommet. Le paysage change brusquement tandis que je retrouve le pic solitaire du regard. De mes pieds jusqu’au sommet tout n’est qu’un miroir immaculé, un glacier infranchissable pour un randonneur équipé comme je suis. Là, à la frontière du ciel et de la terre, je fais une halte et contemple la mer de nuages. En cet instant, je suis le voyageur de Caspar David Friedrich en plein songe devant l’absolu 3. Je repense au Livre du soleil et de la lune, dans laquelle Iori, jeune disciple de Musashi, se retrouve lui aussi face au ciel, en proie à une joie trop puissante pour savoir comment la recevoir : « De l’océan de nuages, au-dessous d’eux, les montagnes de Kai et Kôzuke jaillissaient comme des îles. Iori s’arrêta et resta pétrifié, pieds joints, au garde-à-vous, lèvres serrées. Il contemplait avec une fascination extasiée la grande sphère dorée et s’imaginait être un enfant du soleil. »4 Je me sens comme Iori je crois. Le vent hurle encore plus puissant mais, quoique ballotté comme un fétu de paille, je me sens bien.

J’ai froid, mon corps est épuisé et je commence à avoir la migraine : j’ai beau respirer amplement, je sens l’oxygène se raréfier.

 

Devant la porte 

Derrière la station au sol gelé et glissant, deux grosses plaques d’acier rouges émergent pour la protéger de l’avancée des glaces et indiquer le chemin restant à parcourir vers le sommet. Encore plus haut, un torii shinto marque l’entrée du monde des dieux…

Abandonnant mon sac, je m’engage prudemment sur le sentier verglacé. Les escaliers sont impraticables. Je les abandonne pour m’engager sur la pente de pierres de lave, qui roulent sous mes pieds. De proche en proche, souvent à quatre pattes, je finis par atteindre la structure sur laquelle repose le torii. Je m’accroche aux poutres et me hisse sur la plate-forme. Devant moi s’étend une mer de nuages, image cotonneuse d’un paradis fantasmé. Le regard empli du paysage japonais et de la mer au-delà, je me remémore mon parcours pour arriver jusqu’ici. Presque trois semaines de liberté absolue. Je me retourne. Je pourrais, en forçant, atteindre le sommet, au risque d’y passer la nuit. Pourtant c’est ici, à la frontière entre deux mondes, que je me sens accompli. Je touche le bois nu et blanchi de la porte, restant sur son seuil pendant quelques minutes.

Le regard perdu vers le pic enneigé maintenant si proche, à la silhouette parfaitement claire sous les nuages les plus hauts, je prends la décision de redescendre. Ai-je réellement besoin de risquer ma vie à atteindre le sommet pour clôturer ce merveilleux voyage ? Est-ce le risque ou la beauté des lieux qui m’attire tant ? N’étant pas sûr de la réponse, je préfère suivre la Voie de la raison.

 

sur le mont fuji

 

Glisser dans le vide 

Comme pour toute ascension, la descente me prend moins de temps : moins de deux heures au lieu de trois. En revanche, si l’ascension bien que musculairement fatigante s’était déroulée relativement sans encombre, redescendre sollicite fortement mes articulations des genoux. Mon équilibre est mis à rude épreuve, surtout après avoir tenté de couper par un chemin que j’estimais plus court et moins pentu que la voie balisée. C’est en effet le cas : aucune pierre à l’appui solide ne vient rompre la pente toutefois bien abrupte sur laquelle je me suis engagé, elle me tire dangereusement vers le bas en replongeant dans les nuages. Je parviens malgré tout à progresser sans trop de dégâts, en me laissant glisser doucement sur les talons, les pieds ancrés dans le sol et le corps bien gainé. Je descends peut-être trois cents mètres dans cette position avant de rejoindre le chemin.

 

De retour dans le monde des vivants

Les arbres réapparaissent, timides bosquets de conifères couverts de givre, bordant les bases endormies dans la brume. Les cristaux s’assemblent le long des branches les plus minces comme tant de graminées délicatement germées, prêtes à l’envol pour d’autres gelées d’hiver. Hokusai représente les branches enneigées avec un aspect plus duveteux dans ses études de la Manga 6, mais je leur préfère la texture granuleuse des germes glaciales. Je parviens à rattraper la 5e station vers 14 heures, rassuré de pouvoir m’accorder une halte avant le coucher du soleil. Suçotant la dernière portion de riz à la bonite ayant gelé dans mon sac, je redescends lentement le long de la Skyline verglacée suite à la tempête de la nuit dernière. Je me retourne une dernière fois vers les larges parkings et plaques de PVC orange de la station, visibles là où mes traces de pas ont écrasé la neige. Alors, je descends tranquillement la voie goudronnée, attentif à ne pas glisser sur une plaque de verglas. Je recroise quelques biches en chemin, déjà habituées à l’absence de l’homme. Je suis de retour dans le monde des vivants.

 

nuit mont fuji

 

Dernière nuit

Sur un morceau de forêt à peu près plat, entre deux lacets de la route, j’installe mon camp pour la dernière fois. La neige hésite à se maintenir et parfois quelques gouttes de pluie prennent le relais, à la limite du gel, sans pour autant s’y résoudre avant d’atteindre le sol : il fait zéro degré. N’ayant plus de nourriture et seulement quelques pourcentages de batterie, je n’ai pas grand-chose à faire à part boire deux ou trois gorgées de neige fondue, ramassée en raclant autant que possible le bord de la route du goulot de ma thermos. J’ai l’estomac vide et je suis déshydraté, mais l’esprit apaisé d’avoir pris la bonne décision. De ce périple, mon dernier sommeil vient sans se faire attendre, confortablement emmitouflé dans mon sac de couchage.

 

 

1 Henry David Thoreau, Balade d’hiver, couleurs d’automne, trad. Thierry Gillybœuf, Paris, Mille et une nuits, 2007, p. 17

2 David Le Breton, Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris, Métailié, 2012, p. 72

4 Le Voyageur contemplant une mer de nuages, Caspar David Friedrich, 1818, Kunsthalle de Hambourg

5 Eiji Yoshikawa, La parfaite lumière, trad. Léo Dilet, J’ai lu, 2007, « Le soleil et la lune », p. 401

6 Jocelyn Bouquillard et Christophe Marquet, Hokusai – Manga, Paris, Seuil, 2007« Les variations du climat et du végétal », p. 50-51

2021-03-29 09_22_19-Wotan Jhelil - L'homme qui marche _ lepetitjournal.com_
Publié le 16 octobre 2021, mis à jour le 20 octobre 2021

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