XVII. HAMAMATSU – Tenryu (Shizuoka) (1) | Notes sur les chemins d'automne

Par Wotan Jhelil | Publié le 17/07/2021 à 00:03 | Mis à jour le 17/07/2021 à 00:03
barrières de travaux au Japons style One Piece

Le vent est tombé avec le lever du jour et la tente a bien tenu la nuit. Mieux : continuellement soufflée par le vent marin, ma toile de tente est propre et sèche. Je me mets en route après avoir vérifié mon itinéraire du jour sur Google Maps. Le restaurant Kawai unagiten (magasin d’anguille de Kawai) se situe à 14 kilomètres. Vu l’état de mes pieds, toujours plus douloureux, je dois prendre mon temps et m’accorder quelques jours plus calmes.

 

RUES SILENCIEUSES

Il fait très chaud pour une fin novembre. L’air est sec, le ciel d’un monochrome azur est sans nuage. Bientôt, je marche en T-shirt pour éviter de trop transpirer. J’ai appris avec l’effort que les variations de température du corps peuvent changer très rapidement, plus influencé par sa propre production thermique que par le climat lui-même. Un pas devant l’autre, je n’ai que rarement mis mon manteau qui, la plupart du temps, patiente en couvrant mon sac, protégeant ce dernier d’éventuelles intempéries. La vision d’ensemble donne à mon ombre une allure de marchand ambulant au paquetage énorme.

Avec cette silhouette atypique, je m’enfonce dans les quartiers résidentiels de la ville, très calmes, très verts. Même les longues voies goudronnées en travaux sont d’une fréquentation presque nulle. Et il faut avouer qu’après avoir longé les routes de l’interminable Aichi, ce doux silence ponctué de l’activité lointaine des ouvriers et des bruissements feuillus me comble de joie. Dans cet entre-deux d’urbanisation nimbé d’une chaude lumière, je me plonge dans mes pensées en marchant d’un pas méditatif au fil des vergers de mandariniers aux feuilles acides, à l’image de leurs fruits, peu nombreux car sûrement collectés, séparés les uns des autres par des haies de cèdres du Japon aux aiguilles d’un vert changeant selon leur exposition au soleil. Si les plus proches de la surface semblent légèrement plus sèches, aux nuances citronnées, les plus occultées dissimulent un vert profond, un vert forêt si typique aux branches basses des sous-bois ombragés. En bordure, le tronc mis à nu d’un cryptoméria dépossédé de ses branches, de sa cime et même de son écorce marque le croisement vers les habitations de son blanc livide au bois sculpté de sillons et renflements totémiques autrefois pleins de vie.

Vieilles serres japonaises

TRICHONEPHILA CLAVATA

Malgré l’approche de l’hiver, je remarque la présence fréquente des solides toiles d’araignées jorôgumo, ou Trichonephila clavata selon sa nomenclature scientifique. Tout le long des mois d’octobre et de novembre, j’observais les différents spécimens de cette espèce, recueillant sur quelques fiches d’un bloc-notes mon étude entomologique distraite de stagiaire bullant entre l’accueil de deux visiteurs de la biennale. Ainsi, celle que j’appelais alors « l’araignée verte du Japon », volontiers présente jusque dans les lointaines forêts indiennes, apprécie également les environnements semi-urbains, fixant son piège et domicile aux fils renforcés sur toute surface suffisamment verticale pour servir de support, parfois distant de plusieurs mètres. Je me souviens de l’une de ces toiles dont le fil de structure s’étirait sur quinze pas entre le mur d’un temple et l’arbre le plus proche ! Imperméable, extensible à presque 175 % et étonnamment solide, la soie de la jorôgumo se révèle capable de limiter la circulation sanguine d’un doigt si l’on s’amuse à se l’enrouler autour. Au milieu de cette imposante toile, au claquement faiblement audible pour un passant inattentif qui la déchirerait en traversant, la femelle se repose, profitant du soleil entre deux séances de nettoyage de son piège plein de proies consommées, de feuilles, pollen et autres impuretés dégradant l’efficacité de sa surface.

Très visible pour l’être humain, la dame se pare de couleurs affriolantes la rendant très populaire parmi la population japonaise, lui attribuant toutes sortes d’histoires folkloriques, que ce soit en l’assimilant au yôkai jorôgumo – « araignée prostituée » au buste de femme séduisante, dévorant les hommes imprudents se laissant piéger par ses charmes, ou en s’en inspirant pour diverses créatures de la pop culture, comme le pokémon mimigale et son évolution migalos, ou la célèbre skulltula de la franchise The Legend of Zelda. La femelle est reconnaissable à son dos aux rayures proches de celles d’une pastèque et à son abdomen rouge, à ses pattes noires coupées de jaune et à l’arrière de la tête blanche au motif crânien effrayant, bien qu’elle soit tout à fait inoffensive, plutôt craintive et privilégiant systématiquement la fuite. En revanche, le mâle de petite taille n’est que d’un brun fade facilitant sa dissimulation. Vivant séparés le reste de l’année, c’est courant automne que les deux sexes se réunissent pour la période de reproduction, la femelle tolérant la présence d’un mâle ou deux, parfois trois pour les plus imposantes ; ces derniers filent alors de petites toiles annexes triangulaires leur permettant un accès facile à son domaine, et éventuellement à sa nourriture. Au bout de plus ou moins trois semaines de cohabitation, la femelle disparaît pour pondre ses œufs dans des nids cachés dans les renfoncements des arbres, des pierres ou sur les murs extérieurs d’un cabanon de jardin. Les mâles restent encore quelque temps, puis vient le froid et tous se retrouvent tôt ou tard à la fin de leur cycle de vie, laissant place à la nouvelle génération.

Champs japonais

MARCHER À CONTRE-TEMPS

Or, les Trichonephila clavata en plein ménage sont pour l’instant de belles célibataires pleines de vie me semblant flotter dans le bleu du ciel, là où il y a bien quinze jours que les jorôgumo de Shiga ont disparu. En suivant le sud-est, j’ai soudain la sensation d’avoir remonté le temps. Me voici échappé temporairement de l’hiver à la force de mon corps, voyageur temporel jusqu’à l’Extrême-Orient ! Thoreau fait également cette observation dans son essai De la marche, considérant qu’il faut chercher la culture et le passé vers l’est et le vieux continent tandis que l’avenir se trouve dans un Nouveau Monde, à l’ouest : « Nous allons vers l’est pour appréhender l’Histoire et étudier les œuvres d’art et de littérature, en remontant les traces de la race – nous allons vers l’ouest comme vers le futur. L’Atlantique est pareil au Léthé, en le traversant, nous avons l’opportunité d’oublier l’ancien monde et ses institutions. Si nous ne réussissons pas cette fois, il restera peut-être encore une chance pour la race abandonnée avant qu’elle n’arrive sur les rives du Styx, et c’est le Léthé du Pacifique, qui est trois fois plus vaste. »1 Il s’agit là d’une extrapolation très ancrée dans le XIXe siècle, peut-être dépassée à bien des égards à l’Époque contemporaine et profondément occidentale, le Japon s’étant lentement peuplé d’ouest en est pour voir émerger de la vieille Edo l’immense Tôkyô, la capitale de l’Est. Mais je ne peux m’empêcher de concevoir cette extrapolation d’un point de vue métaphorique, en remontant ainsi la course des heures et des saisons.

 

EN CHERCHANT LE RESTAURANT

Redescendant de cette révélation ésotérique, je poursuis mon chemin vers le restaurant d’unagi à l’est de la ville. Un peu partout, de longues haies feuillues séparées de quelques centimètres s’étendent en une vaste nappe matelassée encadrée par les habitations. Çà et là, des structures, que j’imagine au début être des serres mais qui, d’après moi, serviraient plutôt de tuteurs aux différentes cultures de quartier raccordées au réseau de gaz par une bonbonne à la rouille avancée, et des terres agricoles labourées à l’ocre ensoleillé éclatant me dévoilent la traversée d’Hamamatsu comme celle d’une ville paysanne. Sensation étrange par rapport à l’image industrielle que porte habituellement l'agglomération. La ville étant grande, je me doute que les manufactures se trouvent ailleurs, et je ne les chercherai pas.

Je rejoins une grande rue. Fréquentée, elle n’est cependant pas surchargée et spécialement désagréable comme ce put être le cas en passant Nagoya. Je me repose quelque temps contre le mur d’un 7-Eleven. Mes jambes me font mal, mon dos est irrité, surtout au niveau de mes épaules, je pue… Je repars doucement et passe le panneau d’indication du parking menant au café « Porte Bonheaur ». Les montagnes sont lointaines au-delà des champs, elles suivent la ligne des câbles et des pylônes électriques se perdant derrière l’horizon.

Une rue en travaux. Des engins de construction déplacent de lourds cubes de béton gris et les empilent en murs épais. D’autres collectent tonnes sur tonnes de graviers en remplissant leurs pelles dans l’immense monticule protégé du vent par une structure de toile cirée et de ferraille brunie. Sur la route, l’accès au trottoir est bloqué par des barrières continues où se succèdent flèches et cônes décorés de dizaines de « Luffy au chapeau de paille », la figure emblématique du manga One Piece, disposés à intervalles réguliers. Par mesure de sécurité, un homme en tenue de travailleur surveille plusieurs heures durant le ballet de véhicules des salariés débauchant pour la soirée. Un poste de secours au drapeau blanc orné d’une croix verte veille pour éviter tout incident.

 

1 Henry David Thoreau, De la marche, trad. Thierry Gillybœuf, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 27

tracteur au Japon

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Wotan Jhelil

Diplomé des Beaux-Arts d'Angoulême, Wotan vit à Tokyo où il travaille dans la traduction de jeux vidéos. Marcheur spécialisé en photographie de paysage, il écrit sur ses voyages et ses expériences, au Japon ou ailleurs.
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