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XII. KISOSAKI – Toyoake (Aichi 2) | Notes sur les chemins d'automne

Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 5 juin 2021, mis à jour le 5 juin 2021

 

Encore la route, toujours la route. Les gaz d’échappement et des cheminées d’usines, les klaxons, les moteurs tournants et les effets Doppler des camions toujours plus chargés. Une cour de stockage des déchets me rappelle les compressions de César 1. Des cubes de taule chromée juxtaposés à d’autres blocs encordés de matériel informatique et électronique, des bouteilles en plastique compactées dans de la cellophane, tout pour une exposition de grande envergure dans un musée d’art contemporain, le cadre et la démarche en moins.

 

route japonaise

CARICATURE

Je m’attarde sur un panneau publicitaire : « Coffee, karee to pasuta » (café, curry et pâtes) sur un fond couleur lavande. Mais ce n’est pas tant ça que l’espèce de caricature Bamboula Banania de l’Africain noir lippu en pagne, des créoles pendant aux oreilles et un panier de grains de café sur la tête qui retient mon attention. Une représentation coloniale affichée avec une certaine candeur quand on sait que les Japonais n’ont que très peu de liens avec l’Afrique et pratiquent occasionnellement le grimage à la télévision, stéréotypant une communauté noire très peu présente sur le territoire. Même si les immigrés africains ou moyen-orientaux, et je compte parmi eux les Afghans et Sri-Lankais comme Zabi et le conducteur tamoul, sont plus ou moins acceptés dans les secteurs d’activité pour lesquels ils sont catégorisés, c’est déjà bien moins le cas lorsqu’ils en sortent. Beaucoup de Japonais, et j’ai l’impression que c’est le cas des autres Asiatiques également, peuvent se montrer méfiants, voire hostiles à l’encontre des personnes de couleur, le bronzage ne correspondant pas à la conception japonaise de la beauté et de la noblesse. En tant que Blanc, bien que les choses soient plus faciles, tout n’est pas non plus évident et il faut accepter d’être considéré comme un éternel enfant, étranger aux codes les plus hermétiques de la culture, attraction touristique avec qui certains aiment se prendre en photo pour se valoriser auprès de leurs amis par une touche d’exotisme et d’originalité.

Je passe mon écharpe sur mon nez et fixe mes écouteurs pour échapper au brouhaha insupportable et cadencer mes pas au rythme d’une compilation de Nobody Knows, un groupe de J-rap aux influences multiples et rythmées, avant de plonger dans Nagoya. Au travers de la fenêtre absente du cabanon d’un entrepôt de matériel signalétique de chantier, je sursaute surpris par une file de mannequins en uniforme bleu regardant le mur de leurs yeux sans âme. Les ponts routiers immenses, les innombrables enchaînements de panneaux publicitaires et les impressionnantes tours de verre, de métal et de béton m’écrasent comme si je traversais maintenant les photographies de Thomas Struth à Shinjuku 2. J’ai la sensation de ne traverser qu’une immense ville depuis Inabe, et je me vois comme une fourmis perdue dans les galeries les plus fréquentées de la fourmilière.

usines japonaises
usines japonaises

 

PORT ENCRASSÉ

Un porno gît au pied d’un pont pour piétons, avec cette fois-ci en couverture le stéréotype de la MILF japonaise, généreusement formée, accroupie en claquettes, soulevant sa jupe pour laisser voir ses sous-vêtements. À l’intérieur, une femme nue aux prises avec trois hommes hors cadre, à califourchon sur le premier, sa langue sur le pénis du second tandis que le troisième lui pince le téton pendant qu’elle le masturbe. Quelques centaines de mètres plus loin, un terrain vague aux allures de décharge derrière une grille fermée, des canettes rouillées, des objets en plastique s’écaillant avec l’humidité et un magazine usé et décoloré avec Kenshiro du manga Hokuto no Ken (Ken le survivant) comme seul élément distinguable.

Des monticules de déchets, pour beaucoup des résidus et contenants en plastique à la disparition très lente, s’entassent en une longue nappe s’étalant mollement sur la mince langue de terre séparant les eaux saumâtres des rivières Shin et Shonai, à l’embouchure de la baie d’Ise. Inhabitée et inhabitable, elle s’est rapidement vue détournée dans la constitution d’une digue de terre, de béton et de caoutchouc sur laquelle les carcasses des déchets d’une bonne partie de la métropole et de l’Asie continentale se rejoignent, mettant face à ses responsabilités une société construite sur la consommation outrancière d’emballages en tout genre. Outre une route légèrement surélevée empruntée par le personnel d’entretien, une flore très uniforme s’est développée, recouvrant d’un jaune sec et terne les rives de Nagoya, mais je ne saurais dire avec exactitude s’il s’agit de blé sauvage ou de roseaux survivants sur un territoire un peu trop salé. Sur les berges immédiates des fleuves, les maisons traditionnelles aux toits gris anthracite légèrement courbés des vieux quartiers encore paisibles, puis un pont blanc et propre à la structure de support en un arc de cercle propre et géométrique sur lequel la circulation et la vie urbaine ne s’arrêtent jamais. Peu présente et pourtant très visible au fond de ce panorama, la ville est dense et grise comme le ciel devenu lourd. Seul élément vertical de ce plan, un pylône bicolore rouge et blanc, accessible depuis la digue par un petit pont de ferraille soulignant l’exception de cet axe, perdu au milieu de tout et reliant les deux berges par de longs câbles électriques. Je les espère très solides car les accrocher de part et d’autre doit être une expérience des plus périlleuses.

champ et pilone japonais

 

LUMIÈRES NOCTURNES

Lançant un album de High and mighty color, du punk rock japonais convenu mais entraînant, je passe plusieurs usines et centrales électriques alors que la nuit tombe. Les oléoducs longent la rivière, la route, et même les rares parcs dans lesquels les corbeaux se rejoignent pour profiter de la soirée en bonne compagnie. Entre deux usines devenues d’effrayants spectres au halo jaune aveuglant, passer devant le panneau publicitaire faiblement illuminé de la pâtisserie Deux de bois enlève de la froideur de bâtiments industriels.

 

Un cimetière catholique sous la protection d’une statue de marbre de l’archange Gabriel me rappelle combien l’Occident a pu s’immiscer dans ce pays pourtant si protecteur de son identité. En effet, le Japon est resté renfermé sur lui-même pendant presque trois siècles, durant lesquels les actions politiques contre les populations chrétiennes furent une préoccupation majeure du shogunat des Tokugawa et menèrent à de nombreux massacres. On peut être alors surpris de constater la fréquente présence d'un christianisme d'apparat, les adeptes des religions du Livre au Japon demeurant plutôt rares.

Il fait nuit noire quand je passe devant un immense pachinko aux couleurs et aux lumières tout droit sorties de l’enfer. Les portes s’ouvrent et se ferment épisodiquement, laissant sortir quelques âmes en peine l’air hagard, chargeant leur passage d’un invisible et étouffant nuage de tabac froid. Les clients, pour la grande majorité des hommes de bonne famille en costume légèrement de travers, viennent ici dans l’espoir de pouvoir vaincre la machine, une sorte de flipper-casino toujours plus performant, plus attirant et plus travaillé, à l’effigie d’idoles de la chanson pop ou de personnages issus de la culture populaire : le pachinko est parfois considéré comme un véritable objet d’art par les amateurs. En réalité, je pense qu’ils tentent plutôt d’échapper à leur quotidien, dépensant encore et encore leur argent durement gagné – parfois un mois de salaire en une seule soirée – pour éviter de se retrouver seuls en compagnie d’eux-mêmes ou de leur famille. C’est le cas de nombreux pères au Japon : devant assumer seuls la charge financière de leurs maisonnées, mais considérés comme des étrangers au sein même de leurs foyers, car trop absents.

crépuscule au Japon

 

AICHI LA GRANDE

Il serait facile de relever que je n’aime pas beaucoup Nagoya. Mais plus que Nagoya, c’est la vie urbaine qui m’angoisse, dans ce pays plus qu’ailleurs encore. Le monde du travail japonais me fascine par l’absurdité qu’il peut parfois véhiculer : à la fois rigide et impitoyable, ce n’est toutefois pas la productivité que semble rechercher l’employeur et la société en général, mais la disponibilité et le temps de l’employé, sa dévotion à son entreprise. L’important n’est pas l’individu, encore moins sa vie privée, mais la protection des codes culturels intégrés et perpétués par les individus eux-mêmes au sein d'une société peu réceptive au changement. Pour faire face à cette situation, portée par tous comme une norme à laquelle se conformer, certains se réfugient alors dans les pachinko, les bars à hôtesses et autres établissements d’autodestruction clairement visibles sur le bord des routes.

Mes pieds me mènent à Toyoake, ville oubliable dans le prolongement de Nagoya. Je commence à ressentir une forme de lassitude des paysages urbains, que David Le Breton désigne en ces mots : « Aujourd’hui la reproduction de masse des centres urbains et leurs périphéries les rendent insignifiants et interchangeables. L’abord des grandes villes est saturé du même défilé de magasins identiques et des mêmes marques commerciales, d’entrepôts, etc. Beaucoup de villes ont perdu la patine du temps et le jeu infini des différences qui leur conféraient une épaisseur d’émotion. Cette expérience de l’aura, si elle semble déserter le plus souvent la confrontation aux objets culturels, se donne encore avec prodigalité pour le marcheur. Quelque chose du paysage urbain alimente une certaine mélancolie. L’urbanisation croissante de lieux encore hier en pleine campagne les crible d’habitations, de pylônes, de fils électriques, d’éoliennes, de routes. Elle draine une certaine uniformisation du monde, même si ces différences se laissent encore pressentir. »3

Ce soir, les rivières de goudrons me paraissent comme de longs fleuves tristes.

 

Dans cette mer de houille à l'odeur brûlée,

l'impromptu voyageur aurait bien des peines à mener sa barre.

Perdu par la multitude des affluants d'asphalte,

la houle le porte vers une hermétique constellation,

phares trop nombreux pour qu'il ne distingue les récifs de Coaltar.

 

Je m’arrête à un kusuri, une pharmacie faisant également office de supermarché de quartier, pour m’asseoir un peu, acheter à manger et trouve un endroit où dormir. Je trouve le coin parfait pour finir cette journée : dans l’ombre d’un muret cimenté entourant le magasin.

 

1 Compression « Ricard », César, 1962, Centre Pompidou

2 Shinjuku, Tokyo, Cat. 2301, 2311, 2321, Thomas Struth, 1986

3 David Le Breton, Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris, Métailié, 2012, p. 76

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