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X. INABE – Kisosaki (Mie) | Notes sur les chemins d'automne

Paysage urbain japonaisPaysage urbain japonais

Un grand soleil vient frapper contre la toile de tente pour me réveiller en douceur. Je prends mon temps avant de me mettre en route aux alentours de 10 heures. J’achète du riz déjà cuit et du poisson en boîte au 7-Eleven. Avec quelques bananes, seul fruit ne frappant pas trop fort dans mon portefeuille, je suis paré pour une longue journée de marche à travers la ville.

Champs japonais

CAMPAGNE URBAINE

Depuis ma mésaventure dans les montagnes, j’ai abandonné l’idée de tracer tout droit vers l’est et je me fie maintenant aux cartes. À bien y réfléchir, je ne pense pas que changer de tactique nuise à ma démarche, car si le fait d’anticiper ma route pour choisir la moins éprouvante enlève un certain mystère au monde qui s’étale devant moi, il n’empêche que tous ces endroits que je traverse me sont inconnus et demeurent inchangés, que je visualise la route ou non.
Toutefois, la carte que je suis actuellement, récupérée dans un prospectus du kombini, est d’une nullité rare. Que ce soit les distances, les directions, les noms : tout est faux et j’erre une bonne heure entre la ville et la campagne, passant des avenues fréquentées aux ruelles désertes et silencieuses entre deux rizières avant d’enfin atteindre la route 421.

Je passe plusieurs fois dans un quartier rural, les parcelles paysannes et les jardins potagers aux maisons de tuiles et de bois ceinturant la route d’une gaine végétale nourricière. Une grand-mère pliée en deux me regarde entre deux ramassages de radis daikon. Les traits sévères, les mains fines mais la peau robuste et ridée, elle incarne comme tant d’autres l’archétype de la vieille agricultrice Japonaise comme représenté par Eiji Yoshikawa avec le personnage de la vieille Osugi du Livre de la terre.1

Nicolas Bouvier étudie la structure de ces communautés paysannes du Japon, leur mode de vie et relations pouvant sembler comme figés dans le temps plus que d’autres secteurs d’activité, car de fait bien plus rythmées par les saisons et le climat et moins flexible dans l’organisation des travaux : « Malgré la réforme agraire de l’après-guerre, la société paysanne a conservé une hiérarchie très stricte. La communauté villageoise ressemble à sa rizière : des paddies bien délimités, étagés sur des niveaux différents et reliés par un système d’écluses dont le fonctionnement est minutieusement réglé. Un hameau de quarante foyers peut compter jusqu’à quatre catégories de paysans qui n’ont pas la même liberté d’initiative, ni les mêmes corvées, ni les mêmes droits. Diverses formes de protection, de parrainage, de subordination relient verticalement ces catégories, et pour tout ce qui touche à ces relations le cahier des charges est extrêmement précis. »2

paysage urbain dans la campagne japonaise

ERRANCE À INABE

Complètement perdu dans la campagne, je me rends compte que je suis bien trop au sud, face au pont menant au centre-ville derrière la rivière Inabe, de laquelle la ville tire son nom. Une dame dans la cinquantaine me propose de la suivre. Elle s’appelle Midori :

« Je dois faire quelques courses, c’est à une petite heure de marche. D’où venez-vous ?

– Je suis Français, j’ai travaillé à Ômihachiman quelques mois, et maintenant je voyage vers le mont Fuji. J’étais dans les montagnes hier, c’est la saison des momiji en ce moment. Vous les avez vus ?

– Le mont Fuji ! C’est si loin… Non, je n’ai jamais rien vu de tel. Je suis née, j’ai grandi et j’ai vieilli à Inabe, je n’en suis jamais vraiment sortie finalement.

– C’est à vingt minutes en voiture, ça pourrait faire une belle promenade. C’est magnifique !

– Vous savez, j’ai 65 ans, c’est un peu loin pour moi comme sortie… Je suis grand-mère après tout, et femme au foyer, je n’ai pas de travail mais c’est beaucoup de responsabilités.

– Si vous voulez mon avis, c’est un travail aussi méritant qu’un autre. »

Ma dernière remarque semble lui faire plaisir. Arrivant à destination, nous nous quittons avec un sourire radieux.

Je prends le cap sud-est, descendant la route 421 du bon côté cette fois. La ville se densifie rapidement et bientôt je me retrouve au milieu des annonces publicitaires en tout genre, de la photo de nourriture très grand format au sanglier style manga ayant trouvé un trésor, et souhaitant le revendre à un bijoutier en une petite scène de quelques cases géantes. Le réseau s’intensifie encore. Les câbles deviennent si nombreux qu’ils découpent le ciel en un damier irrégulier et complexe. Avec l’activité sismique de la région, les Japonais ne peuvent pas se permettre d’enterrer les lignes.

Le trafic est bouché à chaque feu de circulation, sans jamais faiblir. Pourtant les voitures roulent et la situation ne se bloque jamais vraiment. L’une d’entre elles s’arrête à mon niveau et la vitre se baisse. À l’intérieur, un homme typé Tamoul me regarde de haut en bas :

« Je t’emmène quelque part ?

– Merci beaucoup, mais je préfère marcher.

– … Sûr ?

– Oui merci, je préfère prendre le temps de voir les choses. Vous faites quoi ?

– Commerce de voiture. Tu vas où ?

– À Tokyo, mais aujourd’hui je m’arrête à Kisosaki. J’ai commencé à Ômihachiman.

– Je fais la navette tous les jours : Nagoya - Ômihachiman. Tu es d’où ?

– De France

– France hein… Et à Tokyo ? Tu as quelque part ?

– Oui, je finis mon séjour chez ma petite amie.

– Ah, tu as une copine… ? »

Il tire une étrange moue et s’en va.

Je poursuis ma route, toujours en descente. Je m’arrête dans un FamilyMart pour manger. Le riz que j’achète déjà cuit dans une barquette en plastique est trop sec, presque poudreux et difficile à mâcher.

 

EN DESCENDANT KUWANA

Depuis Inabe, je ne quitte plus la ville, et traverse encore et toujours le même environnement urbain, à chaque fois légèrement différent, mais toujours très similaire. Je passe Kuwana et je quitte la route 421 pour suivre sur quelques kilomètres la Kokudô Ichigô (route nationale 1), ou nouvelle Tôkaidô (voie de la mer de l’Est), reliant les villes de Kobe, Ôsaka, Nagoya et Tokyo. Je m’arrête au bord de la chaussée et cueille quelques clémentines dans un buisson et une poignée de noix un peu bizarres suspendues à une ceinture de lierre entourant un bâtiment. J’en écrase une du talon pour ouvrir sa coque et la goûte avant de la recracher. Sa saveur de savon caractéristique me rappelle celle du fruit du frêne, de l’orme, de l’érable sycomore, de la muscade croquée à pleines dents et de bien des amandes encore.

Ralentissant le rythme, je sens que la fatigue commence à monter et je fais régulièrement des haltes pour reprendre mon souffle. Le soir tombe doucement tandis que je remonte Kuwana. La culture kawaii est omniprésente : les devantures affublées d’animaux mignons, certaines places de parkings dédiées à l’univers de Pokémon, les barrières de sécurité délimitant les trottoirs jouant sur les effets d’optiques se déroulent au rythme des pandas…
Je dépasse une boulangerie nommée maladroitement « pain de mou ». Cet usage approximatif du français est assez fréquent au Japon, et possède même une appellation propre : le franponais. En effet, le lien culturel qui unit la France et le Japon est très semblable. Si la France use à outrance de l’image du pays du soleil levant pour placer un certain raffinement exotique dans ses activités, l’idée est à peu de chose près semblable ici lorsqu’il s’agit de vouloir ajouter un petit cachet romantique ou luxueux à son enseigne, les rendant plus mignonnes qu’autre chose aux yeux d’un francophone.

Sur un parking, une affiche électorale présente un politicien arborant une écharpe verte avec son nom écrit en gros et saluant la foule avec un sourire crispé. Les affiches politiques sont en effet très nombreuses : des élections sont prévues dans peu de temps. Les politiciens, plus que de longs discours, prennent un temps certain à paraître sympathiques et font régulièrement parader leurs équipes dans les rues, que ce soit en saluant les passants sur le bas-côté, ou en arpentant les rues munis d’une voiture à hautparleur diffusant des messages assez courts pour quémander quelques voix.

les routes japonaises classiques

TRAVERSÉE NOCTURNE

Quelques usines fermées aux longs escaliers couverts de tôle orange et aux cuves cylindriques aux airs de conserves géantes, une vieille ligne de train au bord de laquelle un couple marche tranquillement en rentrant des courses, et me voilà à la tombée de la nuit à l’entrée d’un immense pont autoroutier de fer rouge marquant le début de la préfecture d’Aichi.
J’emprunte le chemin piéton abrité, mais je dois malgré tout détourner le regard vers la mer, quinze mètres plus bas, pour ne pas être trop ébloui par le ballet incessant des véhicules toujours plus nombreux. Au loin, j’aperçois les lumières des attractions du Steel Dragon 2000 et du Nagashima Spa Land se reflétant à la surface parfaitement lisse des eaux de la rivière Ibi. Sur les berges, des halos à intervalles réguliers tiennent les bateaux à distance pour éviter les échouages. Le bruit m’épuise, et il me faut plus de vingt minutes pour entrer dans la périphérie de Nagoya.
Je m’arrête face à un feu de piéton et le regarde quelque temps passer du vert au rouge, puis du rouge au vert. Si en France la figure du piéton se veut la plus sobre et minimaliste possible, la représentation standard japonaise étoffe son pictogramme d’un uniforme et d’un chapeau très sommaire représentant le salaryman, l’employé de bureau anonyme, iconisé et standardisé. Pendant dix bonnes minutes, j’observe le ballet des passants pressés par la soirée, puis je repars un peu vide.

 

AKUROJIN NO HI

Bientôt 19 heures, je passe un deuxième pont pour entrer dans Kisosaki. J’aimerais atteindre l’autoroute E1A plus au sud, mais ma tête commence à tourner. Mes pas ralentissent encore, le vacarme incessant des automobiles me rend fou et me donne la nausée, je m’éloigne au plus vite et m’engouffre dans une ruelle sombre aussi rapidement que mon corps me le permet.
Je me sens soudain comme frappé par le Akurojin no hi (feu du dieu du chemin du mal), yôkai de la préfecture de Mie encore très proche, que Shigeru Mizuki qualifie en ces termes : « On dit que celui que le rencontre attrape toujours une mauvaise maladie qui le tient longtemps au lit. Quand il surgit de l’obscurité, il faut immédiatement se coucher par terre et attendre qu’il s’en aille. Il tremblote en voletant deçà, delà, entre soixante et quatre-vingt-dix centimètres du sol. Tant qu’on ne le touche pas, on ne peut contracter aucune maladie, à ce qu’on dit. »3
Représenté dans ses dessins par un feu follet lumineux fusant au ras du sol sur les routes et chemins nocturnes, je ressens cette entité comme anachronique, beaucoup trop contemporaine pour une créature folklorique, et j’ai la nette impression de l’avoir pris de plein fouet un nombre incalculable de fois. Je suis en début d’hypoglycémie et m’allonge sur le trottoir sans même enlever mon sac. Je mange avec peine une clémentine, profitant un peu de la fraîcheur du sol. J’ai terriblement chaud, et je sue à grosses gouttes. Plusieurs voitures passent et m’éclairent de leurs phares. Seul un chat s’arrête au milieu de la route pour m’observer quelques instants, avant de repartir alors que j’essaie de me redresser.

De temps en temps, un avion passe à quelques centaines de mètres : l’aéroport de Nagoya n’est pas loin. Je repars difficilement à la recherche d’un endroit où passer la nuit. Dans cet îlot de campagne au milieu de la métropole d’Aichi, aucune fenêtre allumée, aucun lampadaire. Je me sens tout à coup vraiment seul. Les champs sont tous en culture et je ne peux pas me permettre de m’y installer. Je pense un instant à poser ma tente sur une route entre deux rizières mais me ressaisis rapidement : c’est une idée stupide et la fatigue ne doit pas me faire prendre de risques. Je m’enfonce dans une casse de voitures. Plutôt calme, plat, discret… Je commence à monter la tente, éclairé par la pleine lune dévoilant des dizaines de véhicules rangés les uns à côté des autres, avant de tout arrêter pour vider mon estomac à deux mètres de là.

 

1 Eiji Yoshikawa, La pierre et le sabre, trad. Léo Dilet, Paris, J’ai lu, 2004, « La terre », p. 64

2 Nicolas Bouvier, Chronique Japonaise, Saint-Amand-Montrond, Payot & Rivages, 2001, p.175

3 Shigeru Mizuki, Yôkai, Dictionnaire des monstres japonais, Volume 1, A-K, trad. Satoko Fujimoto & Patrick Honnoré, Vanves, Pika, 2008, p. 18

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