Édition internationale

Tokyo, premier vertige : s’ennuyer ou se mêler ?

Au premier contact, le Japon — et Tokyo en particulier — a des allures d’une autre « planète » : les signes sont illisibles, les sons, inconnus, les codes, impénétrables. Face à cette mégalopole insaisissable, deux options semblent s’imposer : s’enfermer dans une solitude silencieuse, dans sa chambre d’hôtel ou à l’arrière d’un taxi ; ou bien plonger dans l’inconnu, se mêler à la foule ou aux clients d’un izakaya. Mais faut-il vraiment choisir ?

© tokyo-skytree.jp_© tokyo-skytree.jp_
Écrit par Adina Mazzoni-Cernus
Publié le 20 juin 2025, mis à jour le 4 juillet 2025

L’ennui ouvre parfois la voie à la rencontre de soi, de lautre. Et sil n’était pas, comme la perte de repères, un mal à fuir, mais plutôt une porte dentrée vers une exploration intérieure, et vers Tokyo et ses habitants ?

 

Perte de repères

Dans le film « Lost in Translation » de Sofia Coppola (2003), Charlotte reste des heures à observer Tokyo depuis la grande baie vitrée de sa chambre au Park Hyatt. Seule, déboussolée, elle scrute linfini urbain, en quête de repères.

Tandis que l’écrivain Richard Brautigan décrit sous formes de poèmes, dans son « Journal japonais » (1976), cette solitude majestueuse, ce sentiment d’être étranger au monde autant qu’à soi-même.

 

Chauffeur de taxi

J’aime bien ce chauffeur de taxi

qui fonce dans les rues sombres

de Tokyo

comme si la vie n’avait aucun sens.

Je me sens pareil.

Tokyo

Le 17 juin 1976

22 heures

 

Éloge de l’ennui

Pour ceux qui débarquent à Tokyo par obligation — expatriés ou non , c’est peut-être lennui qui se présente en premier. Un ennui étrange, dense, presque sacré.

Charlotte, qui accompagne son mari photographe, contemple pétrifiée par l’ennui la lente éclosion de la lumière le jour, et les lueurs des enseignes multicolores la nuit.

Brautigan, quant à lui, dresse dans son « Journal japonais » une liste absurde de choses à faire lorsquon sennuie dans un hôtel tokyoïte :

 

1. Dîner tout seul.
C’est toujours très amusant.

2. Errer sans but dans l’hôtel.
C’est un hôtel gigantesque, il y a donc beaucoup de place pour errer sans but.

3. Monter et descendre par l’ascenseur sans

la moindre raison.

Les gens qui montent regagnent leurs chambres.

Moi non.

Ceux qui descendent sortent.

Moi non.

4. Je pense sérieusement à utiliser le téléphone intérieur pour appeler ma chambre 3003 et laisser sonner très longtemps. Puis me demander où je suis et quand je reviendrai. Devrais-je laisser un message à la réception disant qu’à mon retour

il faut que je m’appelle ?

Tokyo

Le 6 juin 1976

 

Brautigan donne à l’ennui une profondeur presque existentielle, comme une expérience nécessaire avant la métamorphose.

 

Se retrouver en se perdant

Et si c’était cela, le véritable intét de Tokyo ? Non pas ce quon y voit, mais ce que lon y devient.

Comme Charlotte, faut-il passer par la distance, la solitude, le silence, l’ennui pour entendre enfin ce qui murmure en nous depuis longtemps ?
Comme Brautigan, peut-être faut-il se perdre dans les ascenseurs pour mieux retrouver le chemin vers soi.

Séjourner à Tokyo, ce nest pas seulement découvrir une autre culture : cest souvrir à la possibilité de devenir un.e autre.

 

Aller à la rencontre des Tokyoïtes

À la longue, les plus courageux se mêlent aux tokyoïtes qui sont par nature accueillants, attentifs, joyeux et généreux. La langue nest absolument pas une barrière à la chaleur humaine ! Il existe tant de façons de communiquer ou d’« échanger nos mutismes » avec le regard, les gestes…

Les Japonais ressemblent au meilleur saké daiginjō, façonné avec le cœur du riz - pour reprendre les mots de l’écrivain français Michaël Ferrier :

« Il faut savoir enlever les strates supérieures, les couches superficielles : alors ils se révèlent. »
Extrait de « Ces tribus qui nous habitent Tokyo, petits portraits de laube »

Il nous apprend aussi que la nuit est divisée en quatre « soirées » successives - enchaînement de bars, izakaya et karaokés, comme autant d’étapes dun rituel :

  • Ichijikai, vers 18 h ou 19h
  • Nijikai, entre 21 h et 23 h
  • Sanjikai, jusquau dernier train de minuit
  • Et enfin Yojikai, moment ultime où l’on découvre « le pouvoir de cette ville, toute la puissance de son envoûtement ».

On s’y abreuve réciproquement jusqu’à ce que l’alcool « délie les langues et remue les esprits. »

 

Fragment n°1

Parler c’est parler

quand on (Le mot suivant est illisible,

écrit sur un bout de papier ivre)

 

parle plus.

 

Tokyo

Peut-être un jour

de début juin

extrait « Journal japonais », Richard Brautigan

 

Autrement, essayez l’errance nocturne !

 

« [] marcher sans fin, suivre les méandres des rues sans noms, sengouffrer dans leur sillage.
Quand Tokyo de la nuit vous prend dans ses filets, les bâtiments perdent toute réalité physique, lair se convertit en ombre et en lumière, les visages eux-mêmes se dissolvent… »

extrait « Syntaxe de Tokyo - Tokyo, petits portraits de laube » de Michaël Ferrier

Se mêler aux tokyoïtes procure une joie discrète mais profonde qui, invariablement, triomphe de l’ennui autant que l’errance nocturne dans le bain de foule.

Et si le vrai mystère de Tokyo n’était pas la ville elle-même, mais ce quelle réveille en nous ? Que lon choisisse la solitude dun hôtel, livresse d’un izakaya ou lerrance dune nuit sans fin : Tokyo nous transforme.

Et vous ? Que feriez-vous lors dun moment d’ennui à Tokyo ?

 

À (re)découvrir mon article :

Qui a peur de Tokyo ?!

 

Sources

Film :

« Lost in translation » de Sofia Coppola 2003

 

lost in translation

Livres :

« Journal Japonais » de Richard Brautigan 1976

journal japonais

 

« Tokyo, petits portraits de laube » de Michaël Ferrier

petits portraits de l'aube

 

Photo de couverture : © tokyo-skytree.jp

Commentaires

Votre email ne sera jamais publié sur le site.

Flash infos