Au premier contact, le Japon — et Tokyo en particulier — a des allures d’une autre « planète » : les signes sont illisibles, les sons, inconnus, les codes, impénétrables. Face à cette mégalopole insaisissable, deux options semblent s’imposer : s’enfermer dans une solitude silencieuse, dans sa chambre d’hôtel ou à l’arrière d’un taxi ; ou bien plonger dans l’inconnu, se mêler à la foule ou aux clients d’un izakaya. Mais faut-il vraiment choisir ?


L’ennui ouvre parfois la voie à la rencontre — de soi, de l’autre. Et s’il n’était pas, comme la perte de repères, un mal à fuir, mais plutôt une porte d’entrée vers une exploration intérieure, et vers Tokyo et ses habitants ?
Perte de repères
Dans le film « Lost in Translation » de Sofia Coppola (2003), Charlotte reste des heures à observer Tokyo depuis la grande baie vitrée de sa chambre au Park Hyatt. Seule, déboussolée, elle scrute l’infini urbain, en quête de repères.
Tandis que l’écrivain Richard Brautigan décrit sous formes de poèmes, dans son « Journal japonais » (1976), cette solitude majestueuse, ce sentiment d’être étranger au monde autant qu’à soi-même.
Chauffeur de taxi
J’aime bien ce chauffeur de taxi
qui fonce dans les rues sombres
de Tokyo
comme si la vie n’avait aucun sens.
Je me sens pareil.
Tokyo
Le 17 juin 1976
22 heures
Éloge de l’ennui
Pour ceux qui débarquent à Tokyo par obligation — expatriés ou non —, c’est peut-être l’ennui qui se présente en premier. Un ennui étrange, dense, presque sacré.
Charlotte, qui accompagne son mari photographe, contemple — pétrifiée par l’ennui — la lente éclosion de la lumière le jour, et les lueurs des enseignes multicolores la nuit.
Brautigan, quant à lui, dresse dans son « Journal japonais » une liste absurde de choses à faire lorsqu’on s’ennuie dans un hôtel tokyoïte :
1. Dîner tout seul.
C’est toujours très amusant.2. Errer sans but dans l’hôtel.
C’est un hôtel gigantesque, il y a donc beaucoup de place pour errer sans but.3. Monter et descendre par l’ascenseur sans
la moindre raison.
Les gens qui montent regagnent leurs chambres.
Moi non.
Ceux qui descendent sortent.
Moi non.
4. Je pense sérieusement à utiliser le téléphone intérieur pour appeler ma chambre 3003 et laisser sonner très longtemps. Puis me demander où je suis et quand je reviendrai. Devrais-je laisser un message à la réception disant qu’à mon retour
il faut que je m’appelle ?
Tokyo
Le 6 juin 1976
Brautigan donne à l’ennui une profondeur presque existentielle, comme une expérience nécessaire avant la métamorphose.
Se retrouver en se perdant
Et si c’était cela, le véritable intérêt de Tokyo ? Non pas ce qu’on y voit, mais ce que l’on y devient.
Comme Charlotte, faut-il passer par la distance, la solitude, le silence, l’ennui pour entendre enfin ce qui murmure en nous depuis longtemps ?
Comme Brautigan, peut-être faut-il se perdre dans les ascenseurs pour mieux retrouver le chemin vers soi.
Séjourner à Tokyo, ce n’est pas seulement découvrir une autre culture : c’est s’ouvrir à la possibilité de devenir un.e autre.
Aller à la rencontre des Tokyoïtes
À la longue, les plus courageux se mêlent aux tokyoïtes qui sont par nature accueillants, attentifs, joyeux et généreux. La langue n’est absolument pas une barrière à la chaleur humaine ! Il existe tant de façons de communiquer ou d’« échanger nos mutismes » avec le regard, les gestes…
Les Japonais ressemblent au meilleur saké daiginjō, façonné avec le cœur du riz - pour reprendre les mots de l’écrivain français Michaël Ferrier :
« Il faut savoir enlever les strates supérieures, les couches superficielles : alors ils se révèlent. »
Extrait de « Ces tribus qui nous habitent – Tokyo, petits portraits de l’aube »
Il nous apprend aussi que la nuit est divisée en quatre « soirées » successives - enchaînement de bars, izakaya et karaokés, comme autant d’étapes d’un rituel :
- Ichijikai, vers 18 h ou 19h
- Nijikai, entre 21 h et 23 h
- Sanjikai, jusqu’au dernier train de minuit
- Et enfin Yojikai, moment ultime où l’on découvre « le pouvoir de cette ville, toute la puissance de son envoûtement ».
On s’y abreuve réciproquement jusqu’à ce que l’alcool « délie les langues et remue les esprits. »
Fragment n°1
Parler c’est parler
quand on (Le mot suivant est illisible,
écrit sur un bout de papier ivre)
parle plus.
Tokyo
Peut-être un jour
de début juin
extrait « Journal japonais », Richard Brautigan
Autrement, essayez l’errance nocturne !
« […] marcher sans fin, suivre les méandres des rues sans noms, s’engouffrer dans leur sillage.
Quand Tokyo de la nuit vous prend dans ses filets, les bâtiments perdent toute réalité physique, l’air se convertit en ombre et en lumière, les visages eux-mêmes se dissolvent… »extrait « Syntaxe de Tokyo - Tokyo, petits portraits de l’aube » de Michaël Ferrier
Se mêler aux tokyoïtes procure une joie discrète mais profonde qui, invariablement, triomphe de l’ennui autant que l’errance nocturne dans le bain de foule.
Et si le vrai mystère de Tokyo n’était pas la ville elle-même, mais ce qu’elle réveille en nous ? Que l’on choisisse la solitude d’un hôtel, l’ivresse d’un izakaya ou l’errance d’une nuit sans fin : Tokyo nous transforme.
Et vous ? Que feriez-vous lors d’un moment d’ennui à Tokyo ?
À (re)découvrir mon article :
Sources
Film :
« Lost in translation » de Sofia Coppola 2003

Livres :
« Journal Japonais » de Richard Brautigan 1976

« Tokyo, petits portraits de l’aube » de Michaël Ferrier

Photo de couverture : © tokyo-skytree.jp
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