Édition internationale

TENDANCE - Un selfie, donc je suis

L'été est incontestablement la saison des selfies, ces "égoportraits" dont la mode ne connaît pas la crise. Un phénomène qui pourrait avoir une utilité inattendue en préservant tous les monuments mis en danger par le désir irréfrénable des touristes, souvent des amoureux, qui souhaitent laisser une trace de leur passage dans un lieu bien particulier comme le Pont des Arts à Paris ou la maison de Juliette à Vérone

La mer transparente ou un monument célèbre en toile de fond. Un lieu insolite pour épater ses amis, mais encore quelques bonnes bouteilles, de préférence vides, alignées sur la table d'un restaurant. Et puis, au premier plan, des visages souriants, des grimaces amusantes, des cadrages originaux, seul ou à plusieurs. Cela ne fait aucun doute : cet été, vacances oblige, les selfies se sont multipliés sur les écrans de nos smartphones et de nos tablettes et ce, toutes latitudes confondues. Des photos souvent drôles, originales, légères, pour crier aux autres "je suis là" et partager en direct ses émotions, ses coups de c?ur et ses expériences, à l'image des stars hollywoodiennes qui, la nuit des Oscars, ont créé le buzz sur la toile grâce à un selfie collectif qui a presque fini par faire oublier les récompenses les plus prestigieuses décernées au cours de la soirée

Beaucoup d'encre a coulé pour essayer d'expliquer ce phénomène, souvent présenté comme un symptôme évident du narcissisme contemporain et de l'incapacité à établir des relations profondes avec les personnes qui sont là devant nous, en chair et en os, pour trouver refuge dans des échanges rapides et quelque peu superficiels avec nos "amis" absents. Pourtant, ce besoin irréfrénable de laisser une trace, un témoignage de notre passage sur terre, n'est pas nouveau. Que dire par exemple de tous ces autoportraits célèbres peints bien avant l'apparition des premiers appareils photo ? 

Nos ponts ne résisteront pas à vos amours

Et si la mode des selfies était la solution pour préserver tous ces monuments ?et ils sont nombreux- qui depuis quelques années subissent les conséquences négatives d'une autre mode, celle qui consiste à accrocher à leurs grilles de petits cadenas griffés de ses initiales pour symboliser une promesse d'amour éternel ? C'est en tout cas ce que pense la municipalité de Paris qui a déposé des autocollants sur les lieux les plus touchés par le phénomène, en lançant un cri d'alerte très explicite : "Nos ponts ne résisteront pas à vos amours". 

En juin dernier, une grille du Pont des Arts avait en effet cédé sous le poids d'un nombre impressionnant de cadenas d'amour, fort heureusement sans provoquer de blessés. Une nouvelle initiative a donc été lancée par la municipalité : les amoureux parisiens ou de passage ont été invités à poster leur photo ensemble sur le site lovewithoutlocks créé tout spécialement pour répertorier ces "selfies d'amour". Certes, on pourrait remarquer qu'un engagement pris en appuyant sur une touche de son smartphone ne peut pas être comparé au rituel bien plus complexe et symbolique qui prévoit de fermer un cadenas avec une clef pour la lancer aussitôt dans les eaux du fleuve. Mais ne vivons-nous donc pas dans la société de l'image ?

#piuselfiemenoautografi

De ce côté des Alpes, l'invitation à faire un selfie pour préserver le patrimoine a été déclinée d'une manière encore différente. Sur le banc des accusés, cette fois, la fâcheuse habitude de marquer son nom sur un monument. Cet été, alors, le quotidien turinois La Stampa a lancé une campagne de sensibilisation en utilisant l'hashtag #piuselfiemenoautografi. Le message, là aussi, est clair : plus de selfies et moins d'autographes. 

Les amoureux contemporains devront-ils renoncer une fois pour toutes à laisser des traces tangibles et indélébiles de leur promesse d'amour ? Absolument pas, car ils disposent de tous les moyens technologiques possibles pour que cette promesse puisse traverser les années. Prenons l'application LeaveOn (que son nom ne vous trompe pas, elle est 100% Made in Italy) : elle leur donne la possibilité d'enregistrer un message appelé Balloon dans des lieux très romantiques, comme la maison de Juliette à Vérone. Attention, seules les personnes qui se trouvent dans un rayon de 50 m et qui ont, bien entendu, téléchargé l'application, peuvent le voir. Histoire de pouvoir revenir quelques années plus tard sur le lieu du crime, marié et avec des enfants, pour regarder d'un ?il attendri les élans romantiques de ses amours de jeunesse. Ou en se mordant les doigts pour le cours qu'a pris sa vie. Mais ça, nul ne peut le prévoir.

Luisa Gerini (www.lepetitjournal.com/Turin) vendredi 5 septembre 2014

Commentaires

Votre email ne sera jamais publié sur le site.