En sortant l’art des musées et des galeries, Bus.Stop.Art. installe l’art dans l’espace public et les transports où il peut être apprécié par la communauté. Pendant deux semaines, entre le 21 janvier et le 3 février 2021, dix artistes basés à Singapour installent leurs œuvres sur les espaces publicitaires des arrêts de bus.
LePetitJournal a rencontré Hélène Le Chatelier, une des artistes participant à ce projet communautaire.
Comment est née l’idée de parsemer les arrêts de bus d’œuvres d’art ?
En décembre 2019, l’Australienne Merryn Trevethan, artiste et curatrice, et la Singapourienne Amelia Abdullahsani, curatrice et enseignante au NAFA avaient collaboré sur l'exposition The Rules of Engagement présentée à Substation en concomitance avec la Biennale de Singapour.
En avril 2020, pendant la période la plus difficile du Circuit Breaker, elles ont récidivé en proposant cette fois un projet « hors des murs » pour l’édition 2021 de la Singapore Art Week. En effet, en avril personne n'aurait su dire comment la situation liée au Covid allait évoluer. Elles avaient aussi la volonté de faire sortir l’art de galeries et musées afin d’en donner l’accès au public plus large qui ne fréquente pas forcément les lieux traditionnels de la culture. L’art est un merveilleux outil pour créer du lien entre les communautés, spécialement à l’heure du Covid qui nous a bien isolés les uns des autres tout au long de l’année...
Cette action de décentralisation correspond aussi à un axe dominant de la politique culturelle de Singapour et de la région.
Comment a été choisi l‘itinéraire ?
La ligne 175 qui s’étire entre Kallang Bahru et Alexandra Road a été choisie car son itinéraire dessert le centre de Singapour (Singapore National Museum etc.) ainsi que Gillman Barracks où se dérouleront également de nombreux évènements qui feront aussi de la programmation de la Singapore Art Week 2021.
Quelle ont été les principales difficultés rencontrées pendant la réalisation du projet ?
Vue de l’extérieur, ça peut paraître simple mais en réalité c’est une énorme machinerie dont on s’est rendu compte en y travaillant. Ce projet est une véritable première à Singapour et il n’existait pas de précédent qui aurait permis de faciliter les choses. La particularité de cette ville-État est que les arrêts de bus appartiennent au Land Transport Authority (LTA) mais ils sont gérés et entretenus par les annonceurs (notamment JC Decaux et ClearChannel). Pour implémenter ce projet, il a fallu avoir 4 autorisations et discuter avec de nombreux interlocuteurs : LTA, les deux annonceurs, le National Arts Council (qui a donné des subventions) et IMDA (le ministère de la communication) qui s'intéresse de près au contenu du projet, les imprimeurs et, bien sûr, les artistes concernés.
Un véritable jonglage de patience, communication et diplomatie a été nécessaire pour faire en sorte que le monde de l’entreprise, le monde administratif et le monde artistique puissent fonctionner sur les mêmes rails et avancer au même rythme.
Dans mon cas, j’ai aussi eu besoin de l’autorisation de National Parks Singapore, car mon œuvre est en proximité d’un espace vert dans lequel j'installe également 3 sculptures qui font partie intégrante de mon installation (arrêt SMU - Stamford Road, tout près du National Museum)
Est-ce que vous pouvez nous en dire plus par rapport à votre installation « What will be left of us ? »
En janvier 2019 a Gillman Barracks, lors de la première édition de SEAFocus, j’avais été invitée à présenter une installation extérieure, Our Forest, qui était composée de visages en céramique insérés dans des branchages fossiles ressemblant à des arbres sans racines, ni feuilles. Mon travail s'intéresse de près à la mémoire et à l’influence de la mondialisation et des migrations sur la dimension intime de l’individu. Cette question m’interpelle encore plus à Singapour, au moins autant que la problématique de la nature qui se dégrade et notre relation avec l’espace urbain.
En travaillant sur cette installation j’ai eu envie de réaliser une série de photos ayant pour sujet des enfants et des adolescents. La proposition de participer au projet Bus.Stop.Art a été l’occasion pour moi d’approfondir ma recherche et de réaliser ce travail photographique, de regarder le même sujet sous un autre angle, en y apportant un autre éclairage. Une manière de considérer qu'au-delà de nos différences culturelles (qui sont multiples à Singapour), peut-être que nos racines communes résident dans notre lien d'interdépendance avec la nature, bien mis à mal ces dernières années et auquel nous devrions prêter plus attention...
L'une des photos que l'on pourra découvrir durant SAW 2021 est composée de branchages en chute, symbole d’une nature en déclin qui nous entraîne dans sa dégringolade. Le tout sur fond de couleur rose, symbolisant la chair humaine.
Un autre panneau, beaucoup plus grand, propose un visage d'enfant atone, les yeux fermés, superposé à un arbre sans racine progressivement recouvert par la chute de branchage évoquée plus haut
J’avais très envie de travailler avec des enfants de différentes communautés, afin de mettre en lumière le rapport racines/déracinement. C'était aussi pour moi une manière d'impliquer la jeune génération qui sera en charge de notre planète demain. J’ai lancé un appel pour trouver des modèles via Facebook. J’ai reçu énormément de réponses positives et ai ainsi pu travailler avec de nombreux enfants et adolescents âgés de 3 à 18 ans. Je suis également intervenue auprès des étudiants de l’Anglo-Chinese School qui ont participé à ce projet. Si l'installation pour SAW2021 voit le jour ces jours-ci, je poursuivrai néanmoins mon travail photographique avec les enfants pour de nombreux mois encore...
Il est essentiel que l’Art soit accessible et partagé à tous niveaux et âges de la population. Dans cette optique Merryn and Amelia ont créé un site web pour présenter et répertorier tous les artistes et partager un contenu plus large. Cela permettra à l’audience de pouvoir découvrir les univers de chaque artiste impliqué dans ce projet. Les 10 artistes invités sur la ligne 175 ont été choisis pour leur capacité à interagir avec le public par le biais de l'art, en posant des questions essentielles. On retrouvera par exemple les talents d’Alecia Neo, Andy Yang, Madvhi Subrahmanian, Perception 3, Merryn Trevethan, Rizman Putra, The next most famous artist, Yen Phang, Sebastian Mary Tay et moi-même. L'intérêt de la plateforme digitale est aussi de permettre aux amateurs d'art d'ailleurs qui ne pourront pas faire le déplacement cette année, de pouvoir se tenir informés et avoir le plaisir d'accéder à SAW2021 de n'importe où dans le monde. Pour ceux qui sont sur place, c'est aussi un excellent moyen de revoir et laisser décanter les images et les messages reçus.
Avec ce besoin de communiquer plus en profondeur autour de mon installation j’ai pour ma part invité une danseuse-chorégraphe de butoh, la française Syv Bruzeau résidente au Japon, à répondre artistiquement à mon installation. Syv a réalisé une vidéo d’elle-même dans une nature grandiose et majestueuse. Elle fera partie du contenu digital proposé sur le site de Bus.Stop.Art. Suite à cette collaboration, nous avons décidé de créer un projet satellite de l'installation à Tokyo. J’aimais l’idée de pouvoir partager et exporter un petit bout de la Singapore Art Week au Japon et de donner ainsi à ce projet la possibilité de continuer à se développer, en particulier en cette période où il nous est impossible de voyager. L'exposition What will be left of us à Tokyo dans laquelle interviendra Syv est possible grâce à nos deux partenaires sur place : UltraSuperNew Gallery, une agence de création et design dirigée par Marc Wesseling qui a aussi une antenne ici à Singapour et qui a eu la générosité de nous ouvrir les portes de sa galerie. Et Event and Art une agence d'événementiel très talentueuse dirigée par Emma Lanfranchi avec laquelle nous avons la chance de pouvoir travailler.
Les amateurs d'art et les collectionneurs qui se déplacent généralement autour d'événements comme la Singapore Art Week ne pourrons pas le faire cette année, d'où l'importance du contenu on Line mais aussi d'événements physiques dans d’autres pays qui nous permettent de continuer à tisser du lien par l'art en dépit de la situation.
Un dernier mot avec les deux curatrices du projet, Merryn Trevethan et Amelia Abdullahsani qui nous révèlent que le logo du projet a été inspiré par le design des vieux bus de Singapore.
Est-ce qu’il y a eu un « moment spécial » lors de la préparation et implémentation de ce projet ?
Oui, le moment où nous avons été autorisés à utiliser les panneaux normalement vides à plusieurs arrêts de bus. Cela a permis à certains de nos artistes de réaliser des installations plus larges. Quelques arrêts de bus supplémentaires ont donc pu être investis en plus du parcours initialement prévu : un premier au départ à Geylang Bahru, un deuxième au milieu de Bukit Merah et le troisième à l’arrivée à Gillman Barracks.
Est-ce que vous imaginez déjà une deuxième édition de Bus.Stop.Art ?
Nous continuerons à collaborer avec des artistes sur des projets qui défient les règles et les structures établies par le monde de l’art, par exemple en exposant l’art en dehors des traditionnels « cubes blancs » que sont les galeries et les musées. Mais il n’y aura pas nécessairement de Bus.Stop.Art numéro 2. Nous aimons mélanger les choses... Nous voulions faire un projet qui prend possession des espaces publicitaires et de l’espace public souvent sous-utilisés à des fins artistiques depuis trop longtemps. Ce rêve s’est accompli...
Pour une découverte plus approfondie, Bus.Stop.Art propose un programme très riche de visites virtuelles, contenu en réalité’ augmentée, discussions virtuelles avec les artistes, ainsi que des activités gratuites téléchargeables.
Voici le lien pour tout savoir sur la "Artweek"