A Singapour, « Bugis» évoque généralement soit : un mall, Bugis Junction, une station de métro ou un quartier populaire. Pour les férus d’histoire, le nom Bugis peut être lié à celui de la Piraterie qui a marqué le détroit. Pour les fans de musique, il fait référence à une chanson de Léonard Cohen décrivant ce quartier, autrefois dépravé. Mais qui sont-ils vraiment ? Quelle communauté se cache derrière ce nom répandu et mal connu ? Enquête auprès de 2 guides exceptionnels : Sarafian Salleh Vice-Président de l’association bugis de Singapour et Caroline, guide française enthousiaste.
M. Sarafian Salleh, ingénieur mécanique dans le « civil », ouvre la visite de l’exposition consacrée au Bugis au Malay Heritage Centre (MHC), habillé d’un sarong, d’une veste boutonnée, d’un chapeau, portant à la ceinture « un kriss », objet symbolique entre le poignard et le marteau, pour me parler de sa communauté : « plus personne ne s’habille comme moi aujourd’hui, sauf pour les mariages ou les grandes occasions, mais je suis fier d’appartenir à cette communauté et de porter ce costume ».
Histoire de l’implantation des Bugis à Singapour
Devant la carte qui inaugure l’exposition, comme à chaque fois, à Singapour, l’histoire de cette communauté est celle liée à la mer et au commerce. Celle des bugis a commencé en Indonésie, dans les îles Célèbes, en Sulawesi du Sud aujourd’hui.
Les Bugis sont plus tôt représentés comme des commerçants et de marins d’Indonésie, dont une partie de la diaspora est arrivée à Singapour au XIXème siècle, après l’établissement des britanniques en 1819. Les navires de commerce Bugis, qui quittaient les iles Sulawesi, transportaient des articles tels que des tissus de coton, de la poussière d'or, des épices, de l'encens et de l'écaille de tortue et revenaient chargés d’opium, produits européens et indiens en coton, de fer et de tabac. Sous l’administration anglaise, ce commerce avait pris de l’ampleur.
Mais l’histoire se complique : l’implantation des Bugis en péninsule malaise serait bien antérieure au XIXème siècle, apprend-on. Dès le XVIIe siècle, les bugis étaient déjà présents ici et menaient une vie de fermiers et d’agriculteurs. Musulmans depuis peu, ils sont devenus d’importants propriétaires fonciers. Les soubresauts de l’histoire les avaient déjà poussés sur les mers, notamment suite à la prise par les Hollandais du port de Makassar,en Sulawesi. Ils sont assimilés et certains ont épousé des membres royaux du sultanat. Les Bugis voulaient faire partie des structures politiques de l'époque et s’entendre de ce fait avec l’administration hollandaise, puis britannique.
« Les Bugis sont connus pour leur adaptabilité et leur capacité à assimiler le changement. Ils sont souvent considérés comme des faiseurs de rois », souligne Sarafian.
En résumé, les Bugis arrivés dans la péninsule malaise en 2 vagues « migratoires » se seraient assimilées, jusqu’à se fondre dans la population locale, en l’occurrence malaise et en occupant les places de choix et ont perdu peu à peu leur identité propre et leurs spécificités culturelles. D’ailleurs, quelles sont-elles vraiment ?
Honneur, fierté et … transgenres
Commençons par le début : le titre de l’exposition « Sirri na Pesse », « qui pourrait se traduire en « honneur et fierté » m’indique Caroline, en poursuivant : « Un Bugis doit défendre, maintenir et construire son honneur (sirri). L'effort varie selon le contexte. Par exemple, dans un contexte économique, sirri signifie : travailler dur et être loyal. Le terme fierté se comprend alors comme : donner le meilleur de soi-même. Il est basé sur l’empathie et la solidarité au sein du groupe. Ce « code moral » est la base de la réussite économique et intellectuelle de la diaspora Bugis de Singapour ».
Au passage, on apprend que les Bugis ont donc une langue propre. Aujourd'hui, elle n'est maîtrisée que par quelques personnes. Elle se lit de gauche à droite et non de droite à gauche comme dans l'écriture arabe, nous précise Caroline.
Une autre particularité culturelle serait la place de la femme, ou du moins l’égalité entre hommes et femmes.« Les hommes et les femmes peuvent avoir des rôles et des activités différents dans la société Bugis, mais aucun des deux sexes n'est considéré comme dominant par rapport à l'autre. La différence de rôle est la base de leur partenariat dansla prise en charge des préoccupations de chacun » m’explique Caroline.
Cette égalité des sexes aurait d’ailleurs surpris les colons hollandais et britanniques. Mais c’est la définition, ou « la fluidité des genres qui ne s’arrêtent pas au féminin/au masculin, qui marque en général les esprits ». A travers les photos exposées au Malay center, elle tente de m’expliquer les 5 genres reconnus au delà des deux sexes biologiques. Il y a donc oronaé la femme féminine, makkunrai, l’homme masculin , le calabai , l’homme féminin, le calalai, la femme masculine, et le bissu, l’androgyne avec des traits masculins et féminins… Et d’ajouter : « cela n'a pas grand-chose en commun avec notre compréhension occidentale du genre et ne peut pas être assimilé à l'homosexualité telle que nous la définissons. Les genres sont moins définis comme des catégories strictes mais plus sur le rôle que joue l'individu dans la société. Les bissu sont souvent des prêtres ou des chamans capables de communiquer avec les esprits. Mais tous les bissu ne sont pas calabai (l’homme féminin) ».
Comme dans d’autres sociétés traditionnelles, la famille, celle au sens large est une valeur fondatrice. D’ailleurs, « souvent les seuls documents écrits disponibles sur les Bugis sont les arbres généalogiques ».
Tradition orale, migration, assimilation parfaite dans la péninsule malaise auraient été les principaux éléments qui auraient contribué à une perte de culture des Bugis et une méconnaissance de cette minorité.
Les Bugis aujourd’hui à Singapour
Sarafian Salleh a redécouvert son identité, il y a quelques années à peine et a décidé d’aller plus loin. « J’ai fondé un groupe sur les réseaux sociaux, pour essayer de collecter des informations sur les familles Bugis de Singapour. Pour éviter que cet héritage se perde. « L’exposition présentée au Malais Heritage Centrea été construite dans ce sens, avec l’ensemble de la communauté Bugis locale. « J’ai aussi appris la langue et la transmets à mon fils ».
La population Bugis se situerait aujourd'hui entre 3 et 4 millions de personnes à travers le sud-est asiatique : une diaspora vivant en dehors de la Sulawesi Sud, en Malaisie, à Singapour et à Bornéo.
A Singapour, au recensement de janvier 1824, ils représentaient environ 18% de la population qui comptait 10 683 habitants. Jusqu'en 1891, toutes les ethnies étaient enregistrées par leur "sous-catégorie". A partir de 1891, tous les habitants de l'archipel malais ont été recensés sous une seule identité. On ne peut que deviner le nombre actuel de Bugis à Singapour, qui se situerait autour de 0,4% de la population malaise/musulmane.
Au delà des lieux qui portent le nom de cette communauté, la culture singapourienne avait assimilé beaucoup d’éléments lui appartenant : certains aliments la construction de maisons traditionnelles de la cite-Etat, calquée sur leur vision du monde, transmise par leur livre, La Galigo, sorte d’Odyssée écrit en Bugis sur le mythe de la création.
Pour faire perdurer cette histoire, ou déjà pour la faire redécouvrir, des bugis comme Sarafian, témoignent, transmettent leurs archives et créént une exposition … A découvrir pour les passionnés d’histoire locale.
Pour en savoir plus :
L’exposition : The Bugis Exhibition : Sirri na Pesse
Jusqu’au 24 juin
Au Malay Heritage Centre, Kandahar street.
Merci à mes 2 guides pour leur passionnante visite et Sarafian pour m’avoir transmis ses archives familiales.