Le Professeur Hervé THIS est le père de la gastronomie moléculaire et de la nouvelle cuisine Note à Note, un nouveau style de cuisine qui utilise des composés purs. Ce physico-chimiste étudie la science des phénomènes culinaires pour l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) à AgroParisTech.
Invité à Singapour par la "At-Sunrice GlobalChef Academy" et l'Ambassade de France à Singapour dans le cadre de l'année de l'innovation France-Singapour 2018, il a donné cette semaine une série de conférences.
Questions à Hervé This :
Qu'est-ce que la gastronomie moléculaire ?
Simple : la gastronomie moléculaire est une activité scientifique, ce qui signifie que nous recherchons les mécanismes des phénomènes, des transformations physiques et chimiques, qui se produisent lorsque l'on cuisine. Par exemple, si un gâteau se dilate en cours de la cuisson, on se pose la question "pourquoi", et on l'étudie avec la méthode scientifique ... dans l'espoir de faire une découverte scientifique. Bien sûr, nous sommes heureux de savoir pourquoi, mais l'objectif est plus fondamental.
Et la cuisine Note à Note ?
Aujourd'hui, les artistes culinaires avancés se concentrent sur la "cuisson note à note", c'est-à-dire une véritable "nourriture synthétique". C'est beaucoup plus excitant. La cuisson note par note consiste à prendre des les molécules qui composent les ingrédients, et à les utiliser comme ingrédients bruts pour la préparation des plats. Si vous utilisez des composés purs, que vous mélangez en diverses concentrations, vous ouvrez des milliards et des milliards de nouvelles possibilités. Il est très simple aujourd’hui d’isoler des composés purs que l’on peut ensuite utiliser en créant des accords inédits de saveurs ou de parfum. Les cuisiniers pourront se servir de ceux-ci comme d’une gamme de notes à leur disposition leur ouvrant un champ de création beaucoup plus vaste.
Mais l'objectif est d'abord économique, pour éviter le gaspillage alimentaire et nourrir une humanité de plus en plus nombreuse. A l’aube d’une crise de l’énergie et de problèmes environnementaux mais aussi d’une pénurie future d’eau et de protéines, il faut rationaliser notre mode de consommation et d'alimentation.
Comment avez-vous eu l'idée de commencer à expérimenter avec la nourriture ?
Parce qu'en 1980, je préparais un soufflé au fromage, et la recette conseillait d'ajouter les jaunes deux par deux. Pourquoi deux par deux, et non quatre par quatre, ou un à la fois ? Cette question a été le point de départ de mes recherches sur les "précisions culinaires" (conseils, proverbes, contes de vieilles femmes, ...).
Je dois dire aussi qu'à cette époque, je préparais mon repas dans une toute petite pièce, dans laquelle j'avais mon laboratoire personnel.... et c'est pourquoi j'ai eu l'autre idée d'utiliser du matériel de chimie pour cuisiner, ce qui a finalement conduit à la cuisine moléculaire (j'ai introduit l'idée en 1980, mais j'ai donné le nom en 1998 seulement).
L'idée de la cuisine Note à Note m'est venue parce que je mettais quelques gouttes d'extrait de vanille dans mon Whisky, pour lui donner de la rondeur. Pourquoi ne pas utiliser ces composés naturels, et se débarrasser du reste. C'est comme faire de la musique électronique : on fait de la musique de synthèse au lieu de jouer du piano ou du violon.
Plaisir de la découverte scientifique donc ?
Oui je suis plus intéressé par les merveilleuses découvertes scientifiques ! Par exemple, pour la chantilly au chocolat, j'envisageais la crème fouettée. Elle est obtenu à partir du lait : c'est une émulsion. Quand elle se repose, vous obtenez de la crème, qui est une émulsion plus concentrée. Et quand on fouette, on fait une émulsion mousseuse. J'ai pensé qu'il faut de l'eau et de la graisse pour faire le "lait artificiel", et j'ai réalisé que le chocolat est surtout de la graisse, d'où l'idée.
Pour décuire les œufs, je voulais simplement comprendre pourquoi les œufs peuvent coaguler, et plus précisément pourquoi ils deviennent caoutchouteux après plus de 10 minutes. L'invention de l' "œuf parfait" (aujourd'hui je les appelle "œufs à 6X°C") a été une conséquence.
Comment appliquer vos découvertes à la cuisine singapourienne ?
Très simple. En effet, la question de la cuisine est avant tout une question d'art. L'art culinaire doit se concentrer sur la saveur, et non sur les ingrédients ou l'apparence. Mais en même temps, les artistes sont des êtres humains avec une culture, c'est-à-dire avec une certaine façon de faire des "artefacts", des œuvres d'art. La technique est commune à tous les pays : griller, bouillir, braiser, fouetter, infuser, macérer, émulsionner, émulsifier, diviser.... Au-delà de la technique, il y a l'art, mais aussi l'amour. La cuisine, c'est merveilleux précisément parce que c'est de l'amour, de l'art et de la technique. L'amour, c'est extraordinaire. L'art, c'est magique. Et la technique est passionnante, quand on sait s'émerveiller de tout. Nous devons analyser pour comprendre.... et améliorer !