Rencontre avec Anne Garrigue à l’occasion de la sortie de son dernier livre « Etre femme en Asie ». Ecrivain et journaliste, Anne Garrigue a vécu 20 ans en Asie, au Japon, en Corée, en Chine et à Singapour. Elle en a tiré de nombreux livres, parmi lesquels « De Pierre et d’encre », « Japonaises, la révolution douce » et « Les nouveaux éclaireurs de la Chine » (co-écrit avec Edith Coron).
Dans « Etre une femme en Asie », Anne Garrigue, réussit l’exploit de rendre accessible et captivante l’analyse de la situation de la femme sur un territoire aussi complexe et aussi marqué par les différences géographiques, culturelles et économiques que peut l’être l’Asie. Abondamment illustré de statistiques et de situations concrètes, le livre concentre l’attention sur les 3 grands pays de la zone – la Chine, l’Inde et le Japon – et explore en détail la situation des femmes au regard de la démographie et de la santé, de l’éducation, du travail, de la position qu’elles occupent dans la famille et de l’accès aux responsabilités politiques.
lepetitjournal.com : Quelle est la genèse de ce livre ?
Anne Garrigue - « Etre une femme en Asie » s’inscrit dans la collection « l’Asie immédiate » de JM Bouissou. Cette collection comporte un certain nombre de titres. Le principe est d’ordinaire, pour un thème donné, de demander de traiter du sujet à 3 experts, respectivement de l’Inde, de la Chine et du Japon. Ils ont été un peu surpris quand je leur ai proposé de tout prendre. Mais cela ne m’intéressait pas de ne traiter que d’une partie du sujet. Le risque, en faisant une étude pays par pays, aurait été de « saucissonner » l’analyse, alors qu’Il y a une véritable dynamique intérieure de l’Asie. J’ai vécu 20 ans en Asie, au Japon, en Corée, en Chine et à Singapour. J’ai beaucoup voyagé en Inde. Pour moi, cette dynamique globale est une évidence.
Pourquoi ce focus sur les femmes en Asie ?
- Ce livre est un peu un livre bilan. Comme journaliste et écrivain, j’ai beaucoup travaillé sur les femmes. En Chine, j’ai rencontré beaucoup de femmes pour écrire « De pierres et d’encre ». J’ai écrit un livre sur les femmes japonaises (« Japonaises, la révolution douce »). Dans le cadre de mes activités journalistiques, j’ai réalisé de nombreux dossiers sur les femmes. Ayant appris, le mandarin, le japonais et le coréen, j’ai aussi pu tisser de forts liens d’amitié avec des Japonaises, des Coréennes, des Chinoises et des Indiennes.
Quels enjeux particuliers sont attachés à ce livre ?
- J’avais envie de revenir sur les femmes. C’est une question qui m’intéresse. Je voulais faire le point, prendre la mesure objective des progrès réels accomplis depuis deux décennies. Qu’est-ce qui a progressé ? Qu’est-ce qui s’est dégradé ? Pour cela j’avais besoin de données objectives. J’ai en outre la conviction que le sujet des femmes constitue une porte d’entrée particulièrement intéressante pour étudier la société en général. Il s’agissait de regarder des choses très précises et très individuelles, y compris ce qui relève d’archaïsmes. Mon propos était d’étudier, dans chaque pays, la place qu’occupent les femmes dans la famille, dans l’entreprise et dans la société en général.
De quelle Asie s’agit-il ?
- Elle commence avec l’Asie du sud - l’Inde, le Pakistan et le Bengladesh- et intègre l’Asie de l’est et l’Asie du Sud Est. C’était important d’intégrer le Bengladesh parce que le pays a beaucoup évolué en ce qui concerne le statut des femmes. Le Pakistan quant à lui constitue la barrière ultime. Son étude était indissociable de celle de l’Inde et du Bengladesh. Ce qui est intéressant quand on considère l’Asie, c’est que tous les pays se regardent et rivalisent, que ce soit du fait de leur proximité, de leur histoire, ou de la structure de leur population. Il s’agissait aussi de porter un regard sur l’Asie dans le monde et de faire des comparaisons non seulement intra-Asie mais aussi en dehors.
Quelles sont les grandes tendances qui se dégagent de cette étude ?
- Le premier chapitre du livre est consacré à la démographie. Un être humain sur quatre est une femme asiatique. Globalement, les décennies récentes montrent une amélioration de l’espérance de vie et une moindre fécondité. L’une des tendances fortes est celle de la masculinisation de la société. En Inde, en Chine et au Vietnam, il y a un très fort déficit de filles ; ce qui a un impact énorme sur la société. En Corée, il y a un retour à l’équilibre grâce à une politique vigoureuse. En Chine, il y a une survalorisation des garçons. En Inde, le poids des préjugés contre les filles reste très fort. Ce qu’on observe globalement, c’est que cette masculinisation pénalise les hommes comme les femmes. Sur le marché du mariage, les grands perdants sont les garçons les plus pauvres qui ne trouvent pas de femmes et les femmes les plus pauvres qui sont victimes de réseaux de prostitution.
Qu’en est-il dans le domaine de l’éducation ?
- Il y a eu, dans ce domaine de l’éducation, des progrès gigantesques. Dans plusieurs pays d‘Asie les filles sont passées devant. C’est le cas aussi bien dans le secondaire (Bangladesh, Philippines, Sri Lanka, Népal, Mongolie et Thaïlande) que dans le supérieur (Chine, Indonésie, Philippines, Mongolie, Sri Lanka et Thaïlande). En Chine, mis à part dans les zones rurales reculées et certaines minorités, la politique de l’enfant unique et la multiplication des écoles ont poussé la scolarisation des filles.
Il reste aussi des points noirs. En 2011, un quart des fillettes qui ne vont pas à l’école primaire vivent en Asie du sud. En Inde, au Pakistan et au Bengladesh, le mariage précoce reste un phénomène qui limite l’accès à l’éducation d’une frange importante de jeunes femmes. En Inde, un tiers des femmes sont illettrées. Dans l’Inde traditionnelle, une superstition prétend qu’une fille instruite est menacée de veuvage prématuré et toute femme instruite est considérée comme une intrigante en puissance.
Quelle place les femmes occupent-elles sur le plan professionnel ?
- Dans les emplois qualifiés, les femmes sont devant. Elles restent cependant très en retrait dans les postes d’encadrement. Les femmes cadres font peur aux hommes. Le Japon est marqué par un paradoxe. Le pays a fait office de pionnier en Asie pour tout ce qui concerne l’éducation des femmes. Il est aujourd’hui à la traine pour la promotion des femmes dans le travail. 67% des femmes diplômées d’université travaillent (elles sont 84% en France). En Chine, il y a un retour à la différenciation des rôles. La révolution culturelle avait cassé la tradition et avait été l’occasion d’une arrivée massive des femmes sur le marché du travail. Après, le développement économique à marche forcée et l’enrichissement de la société ont majoritairement profité aux hommes. Aujourd’hui, on assiste à un retour des femmes au foyer. 61% des femmes vivant en ville travaillent contre 81% dans les campagnes. Les femmes restent à la traine en matière de rémunération. Elles gagnent en moyenne 70% de la rémunération moyenne des hommes. Quand on compare l’Inde et la Chine, cette dernière a fait de sérieux progrès dans l’éducation des filles. Mais les femmes, dans la tradition chinoise, obéissent à leur mari et à leur fils. L’Inde est plus en retard. L’école obligatoire est une avancée très récente. A contrario, le pouvoir des femmes dans la société paraît beaucoup plus fort qu’en Chine. En Inde, les femmes et les hommes ne se mélangent pas. Mais on trouve des femmes de pouvoir. A Singapour, la place des femmes est forte mais c’est souvent à l’issue d’un processus douloureux. Les femmes qui réussissent doivent adopter les règles des hommes.
Au-delà des différences qu’on peut identifier d’un pays à l’autre, il semble que le fossé soit plutôt entre les zones rurales et les zones urbaines
- Oui et non. En Inde, Il y a plus de foeticides dans les milieux aisés que dans les régions rurales parce que le problème central reste celui de la dot. En Chine, le salut des femmes est passé par l’exode rural. Beaucoup sont venues travailler dans les zones franches. Même si leur situation n’est pas confortable sur le plan économique, elles y ont fait l’expérience d’une certaine autonomie. Au-delà de la ligne de partage entre ruraux et urbains, Il faut surtout distinguer des phénomènes de génération. Les pays d’Asie sont confrontés à une situation de « compressed modernity ». Les mentalités n’ont pas eu le temps d’évoluer à la même vitesse que l’économie. Les jeunes chinoises, par exemple, ont très peu d’opportunités de parler avec leurs parents. Le fossé générationnel, à cet égard, est beaucoup plus fort qu’en occident. Il y a plus de tabous dans la relation hommes-femmes et dans ce qu’on peut en dire dans les relations entre les générations. J’ai des amies indiennes qui mènent une vie très moderne et ouverte sur le monde, dont les filles ont fait leurs études aux Etats-Unis,… qui sont paradoxalement complètement bloquées sur certains sujets tels que le petit ami ou le sexe.