Oubliez tout ce que vous savez ou peut-être tout ce que vous craignez de ne pas savoir sur Edgar Morin. Edgar Morin, chronique d'un regard, présenté le 23 avril au National Singapore Museum, dans le cadre du festival Voilah !, est un enchantement. Le saviez-vous ? Edgar Morin est un fou de cinéma. A tel point que c'est dans cette spécialité qu'il a commencé sa carrière au CNRS. C'est tout le talent des deux réalisateurs, Céline Gailleurd et Olivier Bohler, que d'avoir mis en scène la passion d'Edgar Morin pour le 7ème art, faisant de ses souvenirs, de ses écrits sur le sujet et de ses expériences de "cinéma vérité" un moment de précieuse intimité qui forme, comme par magie, une magnifique introduction au reste de son oeuvre.
Le film s'ouvre sur des images d'un vieux film russe, Le Chemin de la vie, dont Edgar Morin, les yeux plein d'étoiles, confie qu'il raconte un peu sa propre histoire. Enfant unique, ayant failli mourir étouffé à la naissance et dont la mère meurt alors qu'il n'a encore que 10 ans, Edgar Morin se réfugie dans le cinéma, à l'intérieur de ce qu'il décrit comme une forme de « placenta cinématographique ».
Défilent ensuite les images, celles de Paris et Berlin où la caméra de Céline Gailleurd et d'Olivier Bohler a suivi le promeneur. Celles du Berlin complètement détruit en 1945, dont il tire un ouvrage, l'an zéro de l'Allemagne et celles du Berlin de 2013 où il est retourné pour écrire. Celles des rushs de Chronique d'un été, le film réalisé à Paris avec Jean Rouch. Et peu à peu, l'air de rien, porté par les images, se déroule l'écheveau du parcours d'Edgar Morin, des réflexions sur la condition ouvrière que lui suggère le cinéma, à ses écrits théoriques sur le 7ème art : Le Cinéma ou l'homme imaginaire, La tyrannie de la happy end, Les stars?
Pourquoi ce film sur Edgar Morin ?
Olivier Bohler- Parce que le portrait de cinéastes est un genre que nous affectionnons particulièrement, à l'instar des films précédents que nous avions réalisés dans le cadre de Nocturnes productions, sur Jean-Pierre Melville ou Jean-Luc Godard. Edgar Morin nous intéressait parce que nous avons été fascinés par ses livres. Nous avons tous les deux un parcours universitaire. Les livres d'Edgar Morin nous ont marqué par leur style, leur coté poétique et leur regard sur l'anthropologie. Ce qui est surprenant c'est que ce lien d'Edgar Morin avec le cinéma est assez méconnu des gens du cinéma qui le considèrent comme quelqu'un de marginal dans leur domaine de spécialité parce qu'il n'a pas, comme eux, fait toute sa carrière dans le cinéma. Edgar Morin touche à tout, il s'intéresse à tout. Il refuse d'être spécialiste de quoi que ce soit.
Quel est le poids d'Edgar Morin dans la littérature sur le cinéma ?
Céline Gailleurd- Il est considérable. En ce qui concerne la sociologie du cinéma, il n'y a pas un ouvrage qui ne se reporte à des écrits d'Edgar Morin. Notamment en ce qui concerne le rapport de l'homme au cinéma ou bien les stars.
OB- Au moment où il réalise Chronique d'un été avec Jean Rouch, Edgar Morin est assez proche des Cahiers du cinéma auxquels il a collaboré un moment. Quand il écrit Le Cinéma et l'homme imaginaire, André Bazin écrit un article sur lui. On peut imaginer qu'il a eu une certaine influence sur les cinéastes de la Nouvelle Vague.
Comment expliquer le succès de Chronique d'un été, en 1961?
CG -Le succès de Chronique d'un été, est lié pour une large part à l'utilisation du son synchrone. C'était la première fois qu'on pouvait enregistrer le son en même temps que l'image. Même Jean Luc Godard, dans A bout de souffle n'avait pas encore le son synchrone. Chronique d'un été ouvre la voie au "cinéma vérité".
Ce film est dans ce domaine un point de départ, avec ses succès et ses ratés qu'Edgar Morin, avec Jean Rouch, ne cherche pas à occulter. L'incompréhension, dit-il dans le film après la réunion finale des protagonistes pour les faire réagir sur le film, deviendra l'un de ses thèmes de réflexion privilégié.
Le film est un formidable document sur l'époque. Ce qui est étonnant c'est de voir cette timidité qu'ont les protagonistes au départ et, à l'inverse, à quel point ils se livrent finalement en profondeur.
CG- On voit en effet qu'il y a entre Edgar Morin et les personnes qui livrent leur témoignage dans le film une certaine timidité réciproque. Il faut l'insistance de Jean Rouch, qui a davantage de métier, pour les pousser.
OB -Chronique d'un été est largement annonciateur de mai 68. On y voit une société bloquée. Il y a un carcan à faire sauter. On y montre une jeunesse qui dit que ça ne va pas. On parle de la guerre d'Algérie?On ne le voit nulle part ailleurs de manière aussi marquée.
CG - Edgar Morin est le premier chercheur au CNRS à s'intéresser au cinéma. Dès 1964, il déplace le thème du cinéma pour parler des medias. Le cinéma devient une petite partie dans quelque chose de beaucoup plus large. Mais il ne l'abandonne pas : le principe d'enregistrement de la parole, il le réutilise pour ses enquêtes sociologiques, comme La Métamorphose de Plozévet. Il ne fait pas partie de ces chercheurs en sciences humaines qui travaillent à partir de questionnaires dont ils extraient des statistiques. Lui préfère s'installer avec les gens, leur tendre son micro et les écouter. De la même manière qu'il se représente dans le film comme interviewer.
Comment avez-vous abordé le portrait d'un tel monument ?
CG - En effet, c'était un challenge impressionnant. Avant même de le contacter pour lui présenter notre projet, on a passé un an à se plonger dans son ?uvre, à lire et rechercher, y compris dans ses ?uvres telles que La Méthode ou son Journal, tous les passages qui concernaient le cinéma. On n'a osé l'aborder que lorsque nous avions déjà un script solide.
Et s'il n'avait pas donné son accord ?
OB - Le sujet nous tenait tellement à c?ur, je crois qu'on l'aurait quand même fait, mais de manière différente. On se serait beaucoup appuyé sur les archives de l'INA. En même temps, après avoir fait un film sur Jean-Pierre Melville, décédé, et sur Jean-Luc Godard, qu'on n'a pu approcher que par l'intermédiaire de André S. Labarthe, on avait vraiment envie de faire quelque chose avec quelqu'un qui serait présent.
Quelle a été sa réaction ?
CG - Il nous a immédiatement dit : « C'est fantastique, j'adore parler de cinéma ». Il a dit oui tout de suite. Je pense qu'à ce moment, il pensait que ce serait quelque chose de ludique. Après coup, il a réalisé que cela lui demandait une implication beaucoup plus grande.
OB - Tout le travail de mémoire qu'on lui a demandé exigeait un énorme investissement. La plupart des textes qu'on lui présentait, il les avait écrits il y a plus de 50 ans. Il devait se replonger dans des textes avec lesquels il avait perdu le lien.
CG - L'idée c'était de reconstruire tout ça, en passant par des questions raccordant avec d'autres problématiques de sa pensée. On l'a fait en l'amenant dans des lieux stimulants. Le but ce n'était pas de lui faire redire ce qu'il avait écrit.
Concrètement, comment s'est déroulé le tournage ?
CG- On ne lui a jamais donné les questions d'avance. Il ne nous les a jamais demandées. C'est impressionnant de voir comme il se souvient de certaines choses. La précision avec laquelle il évoque les images des Marins de Kronstadt ou de La Tragédie de la mine est saisissante. Notre parti pris, c'était de le mettre devant les images, comme on le voit au début du film. On voit qu'il y prend du plaisir et qu'il se laisse aller à évoquer tout haut ses souvenirs. On voit la capacité qu'il a de réintégrer les choses pour nourrir sa pensée .
« Vous avez fait du cinéma »
Et Edgar Morin. Comment l'a t-il vécu?
OB- Je pense qu'il y a pris beaucoup de plaisir. Cette expérience lui a, semble-t-il, donné envie de recommencer à aller beaucoup au cinéma. A la fin du film, il nous a même dit : « il faut continuer l'aventure ».
Il y a dans le cinéma étranger, turc, marocain,?, beaucoup de choses qui le fascinent et dont il parlerait volontiers. Tant qu'il n'avait pas vu le film fini, il a donné le sentiment de ne pas nécessairement prendre très au sérieux ce tournage. Il en parlait avec bienveillance comme de notre reportage. Il a été vraiment saisi lors de la projection sur grand écran. Il nous a dit : « vous avez fait du cinéma ». Il a senti que notre intention était aussi de transmettre sa parole, d'introduire à la pensée d'Edgar Morin.
Quels sont ces lieux que vous avez choisis pour le tournage ?
CG - Il s'agissait de trouver les points de départ de sa cinéphilie, dans un triangle qui comprend la France, l'Allemagne et la Russie. Edgar Morin a une passion pour la culture allemande, sur le plan musical comme sur le plan cinématographique, avec ce qu'il considère comme l'âge d'or du cinéma allemand sous la République de Weimar. C'est cette passion qui l'avait amené à partir en Allemagne pour écrire Mes Berlin (1945-2013), et où nous avons souhaité aller le retrouver.
?OB - On a tourné à la Deutsche Kinemathek qui est un lieu incroyable et assez méconnu. Dans le film, Edgar Morin parle du visage des stars, devant des extraits de films qui défilent, montrant tous des visages en gros plan. L'objectif c'était chaque fois d'identifier des lieux cadrant avec sa pensée. Nous ne voulions pas démissionner de cette ambition esthétique. C'est le problème des pensées théoriques qu'elles ne sont pas aisément saisissables quand elles ne sont pas accompagnées d'éléments visuels qui permettent de les souligner. Quand il parle de gros plans, on montre des gros plans. Pour l'imaginaire, on projette des images sur les façades des immeubles? Au musée du Quai Branly, qu'il a adoré, la confrontation avec les masques l'a poussé de plus en plus loin dans l'expression de sa pensée.
On constate qu'Edgar Morin, face à la caméra, est un formidable acteur.
CG - C'est intéressant que vous souligniez cette réalité d'Edgar Morin, acteur de son propre rôle. Car la fiction, même dans le documentaire, est quelque chose qui nous intéresse beaucoup. On aime brouiller la frontière entre les deux. Certes, il ne faut pas trafiquer le réel. Pour autant, il fallait que nous puissions faire cette bascule du réel à l'imaginaire et quelque part, il y a invention du personnage d'Edgar Morin.
OB - C'est un principe de Nocturnes productions que de parler du cinéma en essayant de faire du cinéma, comme le font ceux de Raphaël Millet, par exemple Le voyage de Gaston dans les mers du sud et en Extrême-Orient . Le film peut prendre la liberté de la fiction quand on reste fidèle à la pensée qu'on s'attache à traduire. Comme universitaires nous nous sommes attachés à être aussi implacables que possible avec la pensée. Cela nous a permis de libérer complètement la forme.
Quelles ont été les réactions du public ?
CG- Les jeunes, même ceux qui ne le connaissent pas, sont très touchés par le personnage. Beaucoup sortent en voulant acheter les livres d'Edgar Morin. Le film marche comme une introduction à sa pensée. « J'ai l'impression d'être plus l'intelligent qu'en rentrant dans la salle » ont dit certains. Cela nous est allé droit au c?ur.
Propos recueillis par Bertrand Fouquoire (www.lepetitjournal.com/singapour) mercredi 20 avril 2016