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Brésil : Naissance d’une favela (un dimanche à la “ocupação“)

Dans une rue de l'ocupação Anchieta, à São PauloDans une rue de l'ocupação Anchieta, à São Paulo
Dans une rue de l'ocupação Anchieta, à São Paulo - (CC Guillaume Thieriot)
Écrit par Guillaume Thieriot
Publié le 5 avril 2021, mis à jour le 5 avril 2021

Reportage dans une ocupação, un terrain squatté par des familles sans abri dans la périphérie de São Paulo, où la solidarité s’organise, pour survivre à la pandémie en plus de la pauvreté.

Il s’appelle Fernando mais porte un surnom de superhéros: Flash. Un titre qui remonte à 35 ans en arrière (il en a 52), attribué par des collègues qui le trouvaient hyperactif, le genre qui ne tient pas en place, qui court dans tous les sens, insaisissable comme un éclair. Va donc pour Flash.
Mais aujourd’hui il a des allures de Batman, debout sur le toit, à observer le déroulement des opérations. Une fois n’est pas coutume, Flash se tient loin des siens. Et pour cause: il a le covid. Sa voix, déjà éraillée par temps clair, manque de souffle dans cette tempête virale qu’il affronte. Mais pas possible de rester couché chez lui : c’est quand même un peu un super héros quand même.
Car cette distribution, ce dimanche, c’est encore son œuvre. Cinq cent paniers de produits de première nécessité, des “cestas básicas“, sont distribués aux familles de sa communauté, l’Ocupação Anchieta.

Pendant une distribution de cestas basicas à l'ocupaçao anchieta
Distribution des cestas básicas sous le regard de Flash, resté sur le toit pour cause de covid - (CC Guillaume Thieriot)

En dehors des radars… de Google

Une ocupação (occupation, en français), c’est au départ une invasion d’un terrain, public ou privé. Des familles se regroupent, soit parce qu’elles n’ont pas de toit, soit parce qu’elles n’arrivent plus à payer leur loyer. Et un beau matin, une fois le plan de bataille établi, elles envahissent un terrain sans habitants pour y planter un baraquement.
Des occupations comme celle-ci, il y en aurait, selon le secrétariat municipal à l’habitat, plus de 200 à São Paulo, dans des immeubles vacants du centre-ville comme sur des terrains vagues des périphéries. Elles abriteraient 45.000 familles, c’est à dire 180.000 personnes environ. On doit se contenter d’estimations : pas de recensement fiable, pas plus que de cadastre.
Même Google, dont l’algorithme s’insinue pourtant partout, ignore la réalité de ces occupations illégales, qui souvent préfigurent une favela. Ne cherchez pas la zone que nous visitons ce dimanche d’automne sur ses cartes, c’est en dehors de ses radars. À l’écran, elle est toujours telle qu’elle était avant l’invasion, c’est-à-dire un îlot vert et dense de mato (de forêt), coincé entre plusieurs favelas. Un terrain fermé, propriété du promoteur immobilier Cyrela.

L’habitat est moins vertical que dans le centre, plus compact et aplati, métaphore des revenus de ses habitants.

Ici, l’histoire a commencé il y a 8 ans. C’était le 27 juillet 2013. La date est mentionnée avec fierté, comme toute référence à un acte fondateur, une proclamation d’indépendance ou de République. Nous sommes à l’ocupação Anchieta, du nom de l’autoroute qui relie São Paulo au littoral, qui elle-même porte le nom du père jésuite José de Anchieta, figure historique surnommée l’apôtre du Brésil. Tout un symbole: celui qui, au XVIème siècle, s’était avancé (y compris au plan spirituel) sur les terres des indiens, donne aujourd’hui son nom à un autre genre d’invasion.
Pour parvenir ici, il faut descendre loin vers le sud, jusqu’au district de Grajaú, sorte de finistère de la mégalopole paulista, dans la région d’Interlagos, la bien nommée “entre les lacs“: en l’espèce une langue de terre étirée et coincée entre 2 grands lacs de barrages-réservoirs qui alimentent São Paulo en eau et en électricité.
Passés les murs du célèbre circuit de F1 et des riches demeures qui l’environnent, la pauvreté devient la norme. L’habitat est moins vertical que dans le centre, plus compact et aplati, métaphore des revenus de ses habitants. Mais entre les quartiers populaires et les favelas que l’on traverse, il y a encore de l’asphalte et des rues avec des plaques. Le GPS a des repères jusqu’à la ruelle d’entrée de l’ocupação. Après, sans briques ni bitume, il perd comme nous le sens de l’orientation.

Cimetière clandestin

Car l’ocupação est un dédale de pistes ravinées par les pluies, de voies étroites et pentues, bordées par des baraques en tôle et en bois agglutinées les unes aux autres. Que du précaire, en attendant des jours meilleurs: un peu plus d’argent en poche pour passer à la brique, et surtout un accord de paix avec le propriétaire des lieux pour ne pas risquer une démolition. Cela semble d’ailleurs s’arranger de ce côté-ci. Après quelques luttes juridiques et des baraques plusieurs fois retournées par les tractopelles, Cyrela et l’association des habitants se rapprochent d’un accord.
Un signe qui ne trompe pas d’ailleurs: des canalisations d’eau ont commencé à être posées il y a un an, avec même des compteurs individuels. Début aussi d’un réseau d’assainissement après 8 ans d’égouts à ciel ouvert. Pour l’électricité en revanche, c’est encore un branchement directement sur les pylônes autour qui alimente en permanence l’ocupação, au risque de fréquentes coupures.
Selon un recensement fait maison, ce sont 1200 ménages ou familles, soit près de 5000 personnes, qui vivent ici, sur les 2 flancs de ce vallon, au fond duquel coule un ruisseau et subsiste la luxuriante nature d’origine. Paysage bucolique ? Pas vraiment. Tout le reste de l’ocupação manque d’ombre: les arbres ont presque tous été coupés et la terre a été creusée pour construire les baraques. On y a d’ailleurs trouvé à l’époque des ossements humains à la pelle : la zone était le cimetière clandestin des favelas alentour.

Dédale de ruelles dans l'ocupação Anchieta à São Paulo
Dédale de ruelles - (CC Guillaume Thieriot)

« La pauvreté est une lutte chaque jour »

C’était il y a 8 ans, donc. A l’époque, Flash, qui est également lié au Parti des Travailleurs (parti de l’ancien président Lula - ndlr), était l’un des meneurs de cette invasion. Dans la foulée, il a initié son projet social, qui porte son nom de superhéros. Au moins est-il un super-communicant qui a su se créer un puissant réseau de soutiens divers - il s’en trouve des ramifications jusqu’en Argentine et même en Suisse. 2700 contacts sur son téléphone, nous exhibe-t-il de loin, fièrement. Il peut: c’est comme ça qu’il obtient chaque semaine tous ces dons: fruits, légumes, vêtements, jouets. Ou des produits de première nécessité comme ce dimanche: 500 paniers offerts par une église évangélique qui, à son tour, envahit peu à peu l’ocupação.
Tout cela fait du bien à ces familles et ces personnes qui vivent de petits riens. Beaucoup se retrouvent sans emploi depuis le début de la pandémie, et survivent avec les aides héritées des années Lula ou celles, éphémères, accordées l’an dernier pour répondre à l’urgence sociale. C’est le cas d’Ana Carolina, qui élève seule 3 enfants et vient avec son ventre arrondi chercher son panier, pour ne pas se retrouver à nouveau “sans rien à manger, sans rien à donner à ses enfants.“ Sa voisine dans la file, Dominique, sans emploi aussi, est impatiente que la pandémie passe et que le gouvernement facilite la vaccination. “On aime travailler, on doit pouvoir mériter ce qu’on gagne“ s’excuse-t-elle presque, tandis qu’elle reçoit sa part. “La pauvreté est une lutte chaque jour“, résume Ana Carolina, en fredonnant “é isso aí“ (c’est comme ça), paroles chantées par l’autre Ana Carolina, la célèbre chanteuse. Ici on garde le sourire et sa dignité, toujours.
Parfois on croise aussi dans cette ocupação des personnes qui ont un “vrai travail“ comme vigile de centre commercial ou caissier dans un supermarché ; mais vu les salaires en vigueur (moins de 200 euros le salaire minimum), cela ne rapporte pas de quoi payer un loyer de 100 euros. Et à peine de quoi se nourrir, même chichement. De l’aveu d’un habitant solitaire, un modeste panier comme celui distribué ce dimanche (d’une valeur de 70 reais, 12 euros environ) aide à tenir plusieurs semaines.

Une maison et une rue de l'ocupação Anchieta à São Paulo
Une rue pentue et ravinée de l'ocupação Anchieta - (CC Guillaume Thieriot)

La culture aussi essentielle que le reste

Cependant Flash a un projet social qui dépasse l’aide alimentaire, même si c’est la priorité depuis un an. Avec son équipe, il imagine un terrain de sport, un potager collectif, et au cœur de l’ocupação  il bâtit peu à peu un espace social. Un lieu pour organiser les distributions et les séances de formation, bien sûr, mais pas seulement. Quand il en parle, le rêve se dessine dans son regard. Il imagine un espace de convivialité, de fraternité même, où les familles pourront aussi organiser des fêtes. Quand ce sera possible.
Et puis il y a la culture, jugée tout aussi essentielle que le reste. Alors Flash, qui décidément pense et agit vite, a fait venir jusqu’à l’ocupação Anchieta un maître de capoeira. Buiú - c’est ainsi qu’on l’appelle - est un ancien gamin d’une favela, qui s’en est sorti et a voyagé à travers le monde grâce à son art. Il en a fait le moteur de sa vie, avec une association qui intervient dans plusieurs communautés de São Paulo. Ici, avec l’appui d’un mécène suisse, il a créé un barracão culturel, une baraque géante dédiée aux activités culturelles. Le lieu, un lac en plein désert, est fatalement en sommeil. Mais l’association qui le porte s’appelle Guaraúna - un mot tupi-guarani qui désigne un arbre natif dont le bois, de couleur sombre, est réputé pour sa résistance. Tout un symbole en ces temps pandémiques, mais pas seulement.
Car en réalité, cela fait 8 ans que l’ocupação Anchieta, peuplée d’habitants majoritairement noirs ou métis, résiste aux tentatives d’expulsion, à la vie insalubre et aux conditions matérielles précaires. Cela relativise la pandémie, et permet de comprendre pourquoi le masque n’est pas toujours porté avec rigueur, ni les distances bien respectées. C’est qu’ici, force est d’admettre qu’on a l’énergie de faire naître de rien et avec pas grand chose un territoire. Aujourd’hui une ocupação. Demain une favela. Un jour, peut-être, une nation.

Flash, porteur du projet social de l'ocupaçao anchieta
Flash, dans son espace social en chantier - (CC Guillaume Thieriot)

 

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