Dans son livre Héritage, publié aux éditions Rivages, Miguel Bonnefoy, auteur franco-vénézuélien, d’un père chilien exilé en France dans les années 1970, raconte l’exil, la guerre et la dictature à travers quatre générations. À la fin du 19e siècle, une famille de vignerons, originaire du Jura, fuit la France car la maladie du phylloxéra ravage les exploitations. Avec un pied de vigne dans une poche et trente francs dans une autre, cette famille traverse l’Atlantique pour aller replanter cette vigne sur les flancs de la Cordillère des Andes, au Chili.
L’histoire que vous racontez est, en partie, celle de votre propre famille. Alors pourquoi avoir inventé un autre nom pour vos personnages ?
C’était d’une certaine façon une manière de me dédouaner de mon histoire personnelle. Si j’avais décidé d’écrire ma propre histoire, j’aurais dû écrire mon nom de famille "Bonnefoy". J’aurais donc été obligé d’être fidèle et loyal à la réalité. Mais le fait de renommer mes personnages m’a permis de ramifier mon histoire, d’éliminer certains personnages, d’en inventer d’autres, de modifier, de réorganiser pour au final obtenir un roman.
Le nom de la famille Lonsonier vient en réalité de Lons-le-Saunier. Expliquez-nous cette transformation orthographique.
C’est une ruse vieille comme le monde que j'ai utilisée pour renommer les personnages. En fait, il s’agit d’un malentendu dans le service des migrations. Le jour où le vigneron et sa famille arrivent au Chili, on leur demande leur nom. L’homme, convaincu d’avoir compris la question, pense qu’on lui demande d’où il vient. Il répond donc à l’agent d’immigration qu’il est originaire de Lons-le-Saunier. L’agent note alors "Lonsonier" comme nom de famille sur les documents d’identité. Ce genre d’erreur existe dans la vie réelle. Il y a de nombreuses anecdotes de migrants qui racontent que leur nom de famille a été modifié le jour de leur arrivée dans leur pays d’accueil, puisque l’orthographe et les sonorités sont différentes d’une langue à l’autre.
Arnaud Laporte, journaliste à France Culture, dit à propos de votre livre que c’est "la traversée d’un siècle, avec quatre générations, deux guerres, une dictature et deux exils". Racontez-nous cette chronologie.
Je voulais finir le livre avec l’histoire de mon père. Au Chili, il a fait partie du MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire, NDLR). Pendant la dictature d’Augusto Pinochet il a été torturé et il s’est ensuite exilé en France. Pour pouvoir raconter son histoire, je devais donc traverser tout le siècle. Le livre commence en 1873 avec la maladie du phylloxéra et il se termine en 1973, l’année du coup d’état du général Pinochet. Entre ces deux dates, il y a quatre générations. La première c’est celle du vigneron Lonsonier qui arrive au Chili. La deuxième, c’est celle de la première guerre mondiale. Fatalement, la troisième génération c’est celle de la troisième guerre mondiale. Et après vient la période de la dictature au Chili. Quatre générations, deux guerres mondiales, une dictature, des exils et des migrations, ces événements historiques donnent un cadre narratif au récit et enferment le livre dans un siècle exact d’histoire.
Lorsque la famille Lonsonier arrive au Chili, y a-t-il d’autres français sur le territoire andin ?
Bien sûr, d’autres familles françaises vivent également dans le pays à cette époque. Des écoles françaises vont être créées, et la culture ainsi que les mœurs françaises vont transiter jusque dans la société chilienne. C’est comme une petite France à l’étranger. À tel point que les enfants de familles françaises qui naissent au Chili vont aller combattre en France au moment de la première guerre mondiale. Ces jeunes ont le désir ardent de partir en France pour défendre une terre qu’ils ne connaissent pas. Je trouvais cela beau d’imaginer cette génération de français qui ne connait pas la France mais qui se sent plus française que les Français eux-mêmes.
La constitution n’est que la première pierre d'un gigantesque édifice que le Chili est en train de bâtir.
Votre mère est vénézuélienne et comme vous nous le disiez, votre père est chilien, il s’est exilé en France au moment de la dictature dans les années 1970. Vous, vous avez vécu en France et au Venezuela, mais connaissez-vous le Chili ?
Je n’ai jamais vécu au Chili mais j’y ai été plusieurs fois pendant longtemps. Un de mes derniers voyages c’était en 2019 pour faire des recherches pour le livre. Aujourd’hui, mon père y habite. Donc bien évidemment, j’ai un lien très étroit avec le Chili.
L’écriture est-elle un moyen de vous rapprocher de vos racines latinos américaines ?
Oui, la littérature me permet de créer des ponts et des passerelles avec l’Amérique Latine. Bien qu’en réalité je ne sente pas que mes racines soient si lointaines car j’ai vécu presque 14 ans au Venezuela. Pour être plus juste, je dirais que l’écriture est une façon pour moi d’être différent au monde, d’être plus tentaculaire et d’avoir des ventouses sur différents continents. C’est un moyen pour aspirer les influences, la culture, les lectures et l’imaginaire collectif de chaque continent dans le but d’en faire un cocktail et de donner à mes livres quelque chose de coloré. Ce n’est pas tout à fait chilien, pas tout à fait vénézuélien, ni tout à fait français, mais c’est plutôt comme une tresse faite de ces trois ficelles.
Aujourd’hui, vous sentez-vous davantage vénézuélien, chilien ou français ?
Quand j’étais petit on me demandait souvent quel pays je préférais. Eh bien je ne peux pas choisir. Même si évidemment, il y a une hiérarchie dans mon cœur puisque j’ai vécu presque 14 ans au Venezuela et je n’ai été que quelques mois au Chili. Mais quand je suis au Chili, je me sens à la maison. Je connais la culture et la langue, j’ai dans mes veines du sang chilien, c’est mon héritage. Et dans mon cœur, il y a quelque chose de très français également. Je retournerais probablement vivre au Venezuela. Je vivrais aussi certainement au Chili. Pour le moment, je vais vivre en Allemagne avec ma femme qui est danoise et notre fille. En fait, je suis sans cesse ailleurs. Et j’aimerais transmettre à ma fille cet enseignement essentiel qui est celui d’être allergique au racisme et à l’intolérance. Je souhaiterais lui faire comprendre que l’on peut être heureux partout.
Dans vos récits, les femmes tiennent des rôles importants si ce n’est dire principaux. Au Chili, les femmes étaient en tête du mouvement social d’octobre 2019 et elles se sont massivement mobilisées autour du projet de la nouvelle constitution. Que pensez-vous de ces mouvements féministes ?
Je suis tout à fait sensible au mouvement féministe, à cet activisme, à cette militance profonde, respectueuse au Chili et en Argentine. C’est sans doute, à travers toute l’Amérique Latine, les mouvements les plus puissants et vigoureux. Et non seulement je m’y intéresse, je les applaudi, mais j’essaye aussi de les accompagner à ma façon. J’étais au Chili au moment du 8 mars 2020, lors de la journée internationale des droits des femmes, sur l’Alameda. Une manifestation impressionnante ! J’y étais avec ma femme et ma sœur. Je ne sais pas si un homme peu participer, ou pas, à ces mouvements. Mais j'essaye à ma façon, avec mes livres, d’épauler et d’accompagner ce mouvement qui nécessite la plus grande participation.
Vous sentez-vous concerné par ce qu’il se passe actuellement au Chili ? Le processus de rédaction de la nouvelle constitution, la révolte sociale de 2019…
Bien sûr que je me sens concerné. Mais je dois savoir quelle est ma place car je n’habite pas au Chili. J’essaye d’accompagner cette lutte en tant qu’artiste en me disant que ce n’est pas un travail politique, ni un engagement direct, mais à travers l’art on peut mettre en lumière certaines choses, exprimer le monde, et par cette expression suivre des révolutions sociales qui peuvent déboucher en révolutions culturelles. La constitution n’est que la première pierre d'un gigantesque édifice que le Chili est en train de bâtir.
Attention, une question piège. Préférez-vous le vin français ou le vin chilien ? [rires].
Le vin chilien et le vin français ce n’est pas tout à fait comparable. Mais en même temps, c’est la même chose ! Puisque les cépages chiliens sont des cépages français, les deux portent le même héritage. Lorsqu’on boit du carménère, ou lorsqu’on boit du syrah au Chili, on boit en fait des cépages qui sont français. Ce qui est intéressant, c’est qu’ensuite les sucres, les minéraux, les bois, les sels de la terre de la Cordillère, ce sont mélangés avec des cépages à la base français et ça a donné une composition, un croisement, un délicieux métissage qui donne toute sa force aux vins chiliens.