Des parents qui rejettent la constitution chilienne, leurs enfants qui l’approuvent, et inversement. Entre souvenirs de la dictature et idolâtrie du modèle économique actuel, au Chili les générations marquent la différence au moment du référendum sur le projet de la nouvelle constitution.
Le père, 70 ans, va voter "apruebo" (j’approuve). Le fils, 38 ans, va voter "rechazo" (je rejette). Dans la famille Lopez "on évite de parler politique", explique Patricio Lopez Montañez, le père. Après avoir travaillé pendant 45 ans comme ingénieur civil, il est aujourd’hui retraité et sa pension ne lui suffit pas pour vivre correctement. Son fils, Sebastián Lopez Martinez-Conde est également ingénieur civil dans l’industrie. Ambiteux, il a monté deux buisness et vient de s’installer à Santiago. Il y a encore peu, il vivait dans le nord du pays, là où se concentrent les mines de cuivre, matière première en abondance au Chili et ressource clef pour l’économie nationale.
Génération dictature
Patricio a durant toute sa vie voté à gauche. Dans les années 1970, il soutenait le président réformiste Salvador Allende. Patricio se rendait dans les quartiers défavorisés de la capitale pour apporter de l’aide aux plus démunis. Quand a éclaté le coup d’état en 1973, dirrigé par le général Augusto Pinochet, Patricio était étudiant à l’Université : "J’étudiais dans une université publique très politisée à gauche. Quand a commencé le coup d’état, j’étais dans les locaux de ma fac. J’ai des amis qui se sont fait arrêter. On a réussi à sortir par les toits. Les balles sifflaient autour de nous. Heureusement j’ai réussi à rentrer chez moi." Sa mère, effrayée à l’idée que son fils puisse se faire arrêter, lui avait acheté un billet d’avion pour l’Espagne, mais il n’est jamais parti. "Je n’ai jamais rien fait de mal. Pourquoi aurais-je dû quitter mon pays ?", lance l'ex-ingénieur civil. Pendant toute la période de la dictature Patricio a dû cacher son orientation politique. "Une fois la police a débarqué chez moi pour m’interroger, ils ont essayé de m’arrêter. On vivait avec la peur de se faire embarquer. C’est pour ça que je ne me suis jamais beaucoup impliqué dans les groupes d’opposition. C’était dangereux", raconte-t-il.
Génération Y
Lorsqu’il était petit, Sebastián vivait avec son père, sa mère et son petit frère dans la commune de La Florida. Située au sud-est du grand Santiago, au pied de la cordillère des Andes, cette commune accueille des familles avec un niveau de vie moyen. Il raconte : "À côté de la maison où nous vivions, il y avait une 'población' (terme qui désigne les quartiers pauvres NDLR). Aujourd’hui, à ce même endroit, il y a des maisons, des familles qui vivent et qui travaillent. Ce n’est plus si précaire qu'avant." Sebastián soutient le modèle économique néo-libéral de son pays. "Notre modèle économique est attractif pour les entreprises. On fait entrer du capital et on l’investit. C’est ce qui a permis le bon développement économique du Chili ces dernières années. Effectivement notre modèle est très mercantiliste mais c’est grâce à cela que les gens ont pu améliorer leur niveau de vie. Et cela a été mon cas. J'ai un niveau de vie plus élevé aujourd'hui que celui de mes parents." Selon Sebastián, le Chili est encore un pays qui se trouve en développement, et changer la constitution maintenant ne ferait qu’empirer les choses. "Il ne faut pas que l’on réduise l’attraction du pays avec des politiques trop sociales. Je pense que nous avons encore besoin de 10 ans avant d’entreprendre ces types de changements. Mais le faire maintenant ce serait trop tôt et dangereux pour le développement du pays. Il faut penser au long terme, c’est pour cela que je vote 'rechazo' (je refuse)."
Fortes inégalités et méfiance vis-à-vis des politiques
Dimanche 25 octobre, Patricio et son épouse vont voter au stade national de Santiago, le plus grand centre de vote du pays. Et aussi sûrement le plus symbolique puisque le stade a été un centre de torture et de détention pendant la dictature militaire. "Je vais voter 'oui' pour la nouvelle constitution. Je sens au fond de moi que c’est ce qu’il faut faire", confie Patricio. Il votera également pour la convention consituante car il n’a plus confiance en les politiques de son pays. "Ils sont presque tous impliqués dans des scandales de corruption, même ceux qui se disent à gauche. Et puis, ils dirigent la vie politique en fonction de leurs propres intérêts économiques. Ce n’est pas bon", explique-t-il.
Cependant, même s’il semble convaincu que le "oui" doit l’emporter, il émet des doutes et a des craintes quant à la rédaction de la nouvelle constitution. "Il y a des moments où j’hésite beaucoup. Car je n’aimerais pas qu’avec cette nouvelle constitution on devienne un pays comme le Vénézuela par exemple. Je possède quelques terrains en bord de mer, que j’ai acquis grâce aux efforts que j’ai réalisé toute ma vie. Je n’aimerais pas que la nouvelle constitution modifie complètement les règles et me retire ce que j’ai dû obtenir à la sueur de mon front", s’inquiète-t-il. Mais il affirme quand même que le pays a besoin de changement : "Je sais que ma retraite pourrait s’améliorer avec de nouvelles règles. Il faut mettre fin à l’injustice qui règne dans le pays. Au Chili, ce sont les puissants économiques qui concentrent la richesse. Il faut en finir avec le système de santé privé et les retraites privatisées. Je veux du changement pour une société plus juste et plus digne pour mon pays", finit-il par lâcher.
Sebastián, tout comme son père, reconnaît que le Chili est confronté à une grave crise sociale : "Il y a beaucoup d’inégalités dans le pays, cela ne fait aucun doute. Et les inégalités génèrent un sentiment d’injustice. Les conséquences de cela peuvent être très graves et mener à la violence. On l’a bien vu avec le mouvement social", soupire-t-il. Et de continuer : "Mais je ne pense pas que le changement de constitution soit la solution face à ces problèmes, car cela va générer beaucoup de doutes et d’incertitude." Pour régler ces problèmes, Sebastián soutient qu’"il faut des politiques rapides, ponctuelles qui donnent des résultats immédiats."
Une famille hétéroclyte
La politique n’a jamais affecté la relation entre Patricio et son fils, Sebastián. "Je protège notre relation", explique le père. Et de poursuivre : "Mon fils est très vigoureux quand il parle de politique. Il campe sur ses positions et il essaye de convaincre tout le monde sans vraiment écouter en retour. Alors je préfère me taire, pour éviter les disputes." Sebastián, plus nuancé, explique : "Oui bien sûr nous parlons de politique à la maison ! Et nous respectons les positions de chacun. Je crois que mon père a de bonnes raisons de penser comme il pense. Ce qu'il a vécu dans sa jeunesse l'a marqué. Et moi j’ai mes propres raisons également. Mais on se respecte entre nous et cela ne nous affecte pas."
Finalement le père comme le fils finissent par avouer que peu importe le résultat de ce vote : "apruebo ou rechazo, ce n’est pas vraiment cela qui compte", explique Sebastián. "Ce que je veux c'est retrouver un pays uni et mettre fin aux violences", poursuit-il. Patricio ressent la même chose : "Quelque soit le résultat de ce référendum, le pays ne sera plus le même et nous allons prendre un nouveau chemin vers plus d’égalité, de dignité et de justice", espère-t-il.