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"Le Samouraï et la Madone au Kimono" par Janine Magnani

Tableau d'un samouraï au VaticanTableau d'un samouraï au Vatican
Écrit par Le Petit Journal de Rome
Publié le 5 juillet 2021, mis à jour le 5 juillet 2021

Il y a quelques semaines, le Petit Journal de Rome faisait la connaissance de Janine Magnani, l'une des lauréates du concours de nouvelles "Écriture des Sept Monts". Lors de la remise des prix, elle s'est confiée à nous et nous a avoué avoir un bon nombre d'histoires à partager. Nous vous proposons de découvrir aujourd'hui "Le Samouraï et la Madone au Kimono".

 

La jeune fille pénètre d'un pas vif dans l'église, lorsqu'elle s'arrête, médusée. Émergeant de la pénombre lui apparaît dans l'abside une madone aussi ravissante qu'insolite, une madone aux yeux bridés, revêtue d'un kimono et tenant dans ses bras un adorable bambin oriental. Sur les parois, d'atroces scènes de crucifixion de martyrs, japonais d'après leurs traits. En dessous est peint le buste du peintre, japonais lui aussi. Un nom, Luca Hasegawa. Une date, 1952.

         Aspirante guide, Laura prospecte la côte au nord de Rome à la recherche de sites hors des sentiers battus en vue de futures visites guidées. Poursuivant son exploration, elle découvre encore dans une abside latérale un personnage inattendu dans une église, un samouraï !

         Elle le reconnaît, elle l'a déjà rencontré. Impossible de se tromper, trop... exotique.  N'est-ce pas lui, aperçu un jour au plafond du palais du Quirinal et revu plus tard, dans une pose avantageuse, à la galerie Borghese où elle l'avait observé à loisir ? Ce matin en arrivant à Civitavecchia elle l'a aperçu sur des panneaux en céramique qui décorent un mur près de la gare et tout-à-l'heure à la sortie du port elle s'est retrouvée face à face avec sa statue de bronze. 

         C'est bien lui. Front largement dégagé, pattes le long des joues, cheveux relevés en chignon, il arbore une tenue d'apparat confectionnée dans une épaisse soie blanche, peut-être du shantung, aux motifs de joncs vert-de-gris et jaune, composée d'une veste ample portée sur une chemise croisée et un large pantalon plissé. Une paire de sabres à peine recourbés est passée dans la ceinture.

         Un samouraï dans une église, un peintre et des martyrs japonais, une madone en kimono... Laura est perplexe.

         Elle sort bientôt de l'édifice et retrouve avec plaisir la lumière et l'air vivifiant du large. Un banc face à la mer semble l'inviter. Elle s'installe et pendant un moment elle observe le ballet des mouettes au-dessus des vagues. Puis, sa tablette sur les genoux, elle commence à pianoter. Petit à petit, au gré des sites qu'elle interroge, les personnages se dévoilent et racontent une histoire. Son regard se perd alors dans les éclaboussures de lumière à la surface de l'eau et elle imagine...

        

         Au loin, entre ciel et mer, il lui semble apercevoir les trois frégates qui, toutes voiles dehors, cinglent vers la côte tyrhénienne. Poussées par une brise favorable elles ne vont pas tarder à atteindre le port de Civitavecchia, le plus important des États Pontificaux.

         Penché au bastingage, Hasekura Tsunenaga observe la danse joyeuse des dauphins qui escortent le bateau. Parti du port d'Ishinomaki au Japon voilà deux ans à bord d'un galion construit pour l'occasion le samouraï, envoyé par le gouverneur de la province de Sendaï dont il est le vassal, a traversé deux océans pour s'acquitter d'une mission diplomatique délicate auprès du chef de la Chrétienté, le pape Paul V : développer des relations avec l'Europe, obtenir son appui pour convaincre le roi d'Espagne Philippe III d'instaurer des rapports commerciaux entre le Japon et les possessions espagnoles au Mexique et à Cuba et corriger la fâcheuse impression laissée par la crucifixion à Nagasaki, quelques années auparavant, de vingt-six martyrs japonais.

         La délégation qui comptait au départ près de deux cent personnes entre samouraïs, serviteurs, marchands et missionnaires, dont le franciscain Luis Sotelo -depuis longtemps installé en Orient il servait d'interprète et d'intermédiaire- fit escale au Mexique et à Cuba.

         Fidèle à sa vocation de prosélytisme et pour occuper les esprits durant la longue traversée, le père Sotelo avait entrepris l'éducation spirituelle des Nippons, avec un certain succès et une quarantaine d'entre eux se fit baptiser dès l'arrivée au Mexique. Quant à Tsunenaga il préféra recevoir le baptême à Madrid.

         Certains disent qu'il se convertit par devoir envers son pays et assurer ainsi le succès de sa mission, mais que dans le secret de sa cabine il continuait à honorer les divinités de ses ancêtres. Qui sait ?

         Cependant la grande majorité des Japonais préféra les délices d'Acapulco puis ceux de La Havane, aussi le père Sotelo eut bien du mal à leur faire reprendre la mer, à bord de nouveaux vaisseaux plus rapides, à destination de l'Espagne.

         La plupart des marchands restèrent à Cuba pour écouler les marchandises qu'ils avaient embarquées, d'autres en Andalousie où ils firent souche. C'est ainsi qu'à Coria del Mar de nombreuses familles portent avec fierté le patronyme Japón. Mais ceci est une autre histoire.

         A Madrid le samouraï qui avait reçu avec le baptême le nom de Francisco Felipe Faxicura n'obtint aucune réponse du roi au sujet des traités commerciaux, il poursuivit donc son voyage vers l'Italie.

         Avant d'arriver à destination une violente tempête obligea les navires à chercher refuge sur la côte française. « Il y a huit jours qu'il passa a St Tropez un grand seigneur Indien, Ambassadeur vers le pape... » Les Japonais suscitèrent l'étonnement. « Tous fort bien vetus et tous camuz en sorte qu'ilz sembloyent presque tous frères...quand ilz mangeoyent ilz ne touchent jamais leur chair sinon avec deux petits batons qu'ilz tiennent avec trois doigts. Ilz se mouchoyent dans des mouchoirs de papier de soye de Chine... et toutes les fois ilz jestoyent leurs papiers par terre... ou il y avoit grande presse du peuple qui s'entre batoit pour en ramasser... »

 

         Les frégates accostent enfin à Civitavecchia le 18 Octobre 1615. Les quais grouillent de spectateurs et Tsunenaga qui marche, imposant et fier, en tête de la délégation impressionne et soulève l'enthousiasme de la foule qui l'acclame et l'applaudit.

         Il est conduit avec ses compagnons au château de Santa Severa construit à pic sur la mer, à quelques kilomètres de là. Ils y logeront quelques jours en attendant d'être reçus à Rome par le souverain pontife, auquel Tsunenaga remet une missive écrite en latin et décorée d'or fin. Elle contient une requête bien précise, convaincre le roi d'Espagne d'établir des traités commerciaux entre ses comptoirs du Mexique et de Cuba et le Japon. En outre les missionnaires sont invités à se rendre en toute sécurité au pays du Soleil Levant. « Envoyez autant de padres que possible. »  Il convient pour le bien du commerce de revenir à plus de tolérance religieuse.

         Paul V ne prend en considération que l'aspect religieux et laisse à Philippe III la question commerciale. Le samouraï doit donc retourner à Madrid pour compléter sa mission.

         Deux mois plus tard la délégation reprend la mer à destination de l'Espagne mais jamais ne s'effacera à Civitavecchia le souvenir de Hasekura Tsunenaga.

 

         Laura comprend mieux l'insistante présence du samouraï dans ce port du Latium et sa curiosité se porte maintenant sur le peintre, auteur des fresques de l'église.

         Luca Hasegawa est célèbre au Japon. De confession catholique, il se trouvait en pèlerinage à Rome à l'occasion du Grand Jubilé de 1950 et lorsqu'on lui avait demandé de décorer l'église des Saints-Martyrs-Japonais à Civitavecchia, il avait accepté avec enthousiasme. Bombardée en 1943, elle venait d'être reconstruite et consacrée à l'occasion de l'Année Sainte.

         Depuis la mission diplomatique du samouraï, les contacts entre les ports de Civitavecchia et d'Ishinomaki n'avaient cessé de s'intensifier et la construction d'un monastère et d'un lieu de culte s'était vite rendue nécessaire afin d'accueillir les voyageurs de tous bords, commerçants, missionnaires et marins, et les gens de mer étaient très attachés à cette église.

         Laura revoit le visage serein du peintre sur la fresque, son regard doux derrière ses lunettes de myope et elle repart dans sa rêverie.

 

         La lumière décline. Hasegawa nettoie ses pinceaux avec soin avant de les ranger. De temps en temps il pose le regard sur sa jolie madone aux yeux bridés qu'il a revêtue d'un kimono bleu, pour symboliser le ciel. Quelques motifs en rosace décorent la soie, une rose blanche pour la virginité, un motif à trois branches pour la Trinité. Quant à l'Enfant Jésus devenu japonais, il l'a revêtu d'une tunique aux motifs orientaux.

         Il soupire. Près de deux ans passés sur les échafaudages, mais il en aura bientôt terminé. Il a déjà peint la Sainte Vierge et les vingt-six martyrs de Nagasaki (canonisés en 1862) et il va entreprendre le portrait de Hasekura Tsunenaga, premier ambassadeur nippon et chrétien, dont le souvenir hante encore la ville malgré le temps passé. Un personnage fascinant si le pape Paul V le fit représenter, en hommage à sa mission, au plafond de sa résidence du Quirinal en compagnie des samouraïs de l'escorte et du père Sotelo.

         Hasegawa va s'inspirer du tableau du peintre lorrain Claude Deruet commissionné par la famille Borghese qui représente le samouraï en tenue de cérémonie. Et puis peut-être, selon la tradition, peindra-t-il aussi son autoportrait. Non certes par vanité. Mais il est fier de son œuvre même s'il n'en retire aucune compensation matérielle. « Chaque coup de pinceau est une prière que j'élève au ciel », dit-il souvent. Cela lui suffit.

         Il range son matériel et après quelques étirements pour détendre son dos et soulager ses épaules endolories, il quitte l'église et s'achemine vers les quais. Il aime respirer l'air marin et assister à l'arrivée des bateaux de pêche qui rentrent au port escortés par les mouettes.

 

         Laura, désormais passionnée, poursuit ses recherches et découvre à travers des articles de presse l'importance de la mission de Tsunenaga, premier nippon à avoir établi des relations officielles avec des pays occidentaux. En effet en 2014 au Mexique et à Cuba, autrefois possessions espagnoles, a été commémoré le quatre centième anniversaire de l'arrivée du samouraï, en présence de personnalités venues du Japon dont un descendant du seigneur de Sendaï à l'origine de la mission et les cérémonies se sont poursuivies en 2015 en Andalousie, et en Italie.

         « Le 18 octobre 2015 la ville de Civitavecchia a célébré avec  faste la commémoration de la première mission diplomatique japonaise en Europe en présence de l'ambassadeur du Japon en Italie et de son épouse ainsi que d'une délégation venue d'Ishinomaki, jumelée avec le port italien. Au programme la reconstitution de l'arrivée de Tsunenaga avec défilé historique en costumes d'époque dans les rues de la ville.. .»

         Les festivités se sont terminées par un concert dans l'église des Saints-Martyrs-Japonais, sous le regard oblique de la délicieuse madone au kimono.

 

         Voilà que le cri d'un goéland fait sursauter Laura. Elle frissonne tout-à-coup, l'air a fraîchi. Sans doute encore plongée dans sa rêverie, elle croit percevoir la présence, à ses côtés, du peintre et du samouraï ! Éblouie, elle regarde le disque énorme du soleil se confondre peu à peu avec l’horizon et disparaître dans l'éclatement d'une lumière écarlate pour aller éclairer l'autre partie du monde.

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