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Catherine Piota, Suisse et Aborigène: "embrasser ses deux cultures"

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Écrit par Quitterie Puel
Publié le 19 juin 2020, mis à jour le 19 juin 2020

Catherine Piota est née d'une mère aborigène et d'un père suisse. Après avoir passé la première partie de sa vie en Suisse, elle est partie vivre en Australie, à Broome, pour y élever ses enfants. Dans cet entretien, elle nous livre sa vision de l'Australie actuelle, ses pensées sur la condition des Aborigènes et ses espoirs pour l'Australie de demain. 

Je m’appelle Catherine Piota, je suis citoyenne suisse du coté de mon père Michel Piota et aborigène du coté de ma mère, Pauline. Je suis née en Suisse, j’y ai passé les vingt-trois premières années de ma vie, j’ai fait mes écoles là-bas puis à 23 ans, j’ai décidé de rentrer en Australie pour y élever mes enfants. Je vis en Australie depuis maintenant 27 ans et je vais avoir 50 ans cette année. J’ai décidé de venir en Australie car je n’avais pas eu l’opportunité de grandir avec ma famille aborigène que j’ai eu l’occasion de rencontrer lors de certains séjours pour les vacances d’été. Quand je suis venue en 1993, pour y habiter, j’ai découvert la situation des Aborigènes en Australie et leurs conditions de vie. 


Comment décririez-vous votre découverte de cette situation ? 

Mes grands-parents m’avaient parlé de toutes les restrictions qui s’appliquaient aux communautés aborigènes (demande de permis pour aller travailler, pour aller l’hôpital…). Si j’étais née en Australie, j’aurais pu faire partie de la génération volée (the stolen generation). J’ai eu de la chance d’être née en Suisse j’ai eu accès à l’éducation, je n’ai pas été exposée au racisme ni aux régulations présentes en Australie. Quand je suis arrivée dans ce pays, j’ai dû apprendre l’anglais, la barrière du langage était très importante avec ma famille parce que je ne pouvais pas m’exprimer ni me faire comprendre. J’ai décidé de suivre des cours à l’université sur l’histoire des Aborigènes et de l’Australie, j’y ai appris beaucoup de choses que je ne savais sur mon histoire car celle-ci n’est pas enseignée à l’école et à l’heure actuelle on se bat toujours pour qu’elle soit intégrée dans les programmes scolaires. 
 

Comment vivez-vous cette mixité des cultures ? 

Être née à l’étranger a été un énorme avantage en ce qui concerne l’éducation reçue. Je suis beaucoup plus engagée que certains membres de ma famille, je connais mes droits et j’ai une forte personnalité. J’ai tendance à me défendre toute seule face à la police quand je me fais arrêter. L’éducation c’est un problème chez les Aborigènes, ils ont peu été à l’école et comme ils étaient contraints à parler anglais, une grande partie de leur langue s’est perdue.  

Moi j’ai eu la chance de pouvoir embrasser mes deux cultures : j’ai l’éducation suisse mais j’ai aussi été sensibilisée à la culture aborigène : je sais aller dans le bush, reconnaître les traces de kangourou, je sais pêcher. Je pratique ma culture aborigène : je célèbre Naidoc chaque année tout comme la semaine de la réconciliation. 
 

Que pensez-vous du mouvement Black Lives Matter ? 

C’est un mouvement qui suscite beaucoup de réactions en Australie car nous n’y sommes pas traités de la même manière que les Australiens. Je ne bois pas, je ne fume pas, je n’excède pas les limitations de vitesse mais ça m’est arrivé de me faire tester deux à trois fois par jour par la police. Les Aborigènes sont souvent traités différemment par les médecins, les juges, les avocats ; ces services du gouvernement nous excluent alors qu’ils devraient être là pour nous aider.  Moi ça a tendance à beaucoup m’énerver. Les femmes sont très activistes dans la famille. Ma mère a vécu quinze ans en Suisse, elle était très noire de peau, les gens la prenaient pour une Africaine et elle était la seule dans ce cas dans sa ville ; le racisme existait aussi même s’il était beaucoup moins présent et violent qu’en Australie. Quand elle est rentrée en Australie elle s’est rendue compte que son propre pays ne s’était pas amélioré non plus. 

 

En 27 ans avez-vous vu des améliorations des conditions de vie de la population aborigène ? 

Non. Ça s’empire. On représente à peine 3% de la population australienne et 30% des nôtres sont en prison. On est pointés du doigt, il y a des stéréotypes très forts de l’Aborigène voleur, alcoolique qui reviennent sans arrêt. On subit beaucoup la pauvreté. Avec les générations volées, il y a énormément de traumatismes qui deviennent intergénérationnels. Nos jeunes sont en colère et souvent un peu perdus. 

De plus le Titre Natif introduit à 1993 n’a fait que diviser encore plus la communauté en créant des conflits au niveau du partage des terres. Nous attendons toujours un traité de la part du gouvernement.  En 1991 il y a eu une commission d’enquête sur la mort des Aborigènes en prison. Ça fait trente ans qu’elle a eu lieu et il y a eu des recommandations qui ont été faites mais ça n’a toujours pas changé. On a eu encore deux morts de plus en prison la semaine dernière. 

 

Le mouvement Black Lives Matter remet-il ces questions sur le devant de la scène?

Ce qui se passe aux États-Unis nous rappelle que ça fait 30 ans que les Aborigènes meurent plus en prison que les autres ethnies et cette situation est déplorable. D’une façon générale, très peu de mesures sont prises en faveur des Aborigènes. La semaine de la réconciliation par exemple est sensée être un moment important, cependant plus personne ne défile dans la rue. On n’a pas de représentation nationale vis-à-vis de cela. Est-ce que c’est vraiment une réconciliation si nous ne sommes pas traités comme des Australiens ? 

 

Il y a aussi une omniprésence du système judiciaire dans la vie des Aborigènes. 

A l’époque, les enfants aborigènes nés en Australie, avaient un casier judiciaire automatique enregistré à la naissance. Les enfants entrent dans des centres judiciaires juvéniles pour des petites infractions et à 18 ans ils vont en prison. Ça crée une génération d’Aborigènes bloquée dans un système judiciaire qui ne fait rien pour les aider. 

 

Donc en fait le problème c’est le fonctionnement du système judiciaire envers les Aborigènes ? 

Oui. Entre 1915 et 1936 Auber Octavius Neville (politicien australien) a été désigné protecteur des Aborigènes en Western Australia. Il avait donné le pouvoir à tous les policiers de protéger les Aborigènes jusqu’à l’âge de 21ans. Cette étape marque le début du contrôle des Aborigènes par la police.  Aujourd’hui, elle continue le contrôle mais elle ne protège plus. Les gens sont arrêtés pour des factures non payées ou des choses comme ça, ils vont ensuite en prison et meurent là-bas.  

"therewasafall" painting by Vernon Ah Kee
"therewasafall" by Vernon Ah Kee (2015)

 

Comment expliquer les morts en prison ? 

Un Aborigène est mort de chaleur et de soif dans un camion de police qui l’emmenait de Kalgoorlie à Perth. Il avait trop bu et a été emmené par la police. Cela ne devrait pas se passer. J’ai peur pour mes enfants et c’est pourquoi j’ai décidé de rentrer en Suisse. Les enfants sont aussi la cible de la police. Les Américains sont dans la même situation que nous et je comprends totalement qu’ils commencent à s’énerver. Ce mouvement a redonné une voix au peuple aborigène en Australie en proclamant qu’il faut que l’on prenne en considération nos problèmes dans le pays et que le gouvernement doit se préoccuper de cela et ne doit plus prétendre que tout va bien. 

 

Pourquoi selon vous entend-on si peu parler de la condition des Aborigènes en Australie ? 

Je passe régulièrement des vacances en Suisse. En 2006 j’y été au moment des Jeux Olympiques de Sydney. J’y ai vu beaucoup de documentaires sur l’Australie qui montraient une vie parfaite dans le pays, avec une collaboration idéale entre les communautés. Avec ma mère, nous nous sommes dit que c’était faux. L’Australie est perçue à l’étranger comme un pays parfait sur ce plan là mais la réalité est tout autre. Par exemple, à chaque fois que l’on a un enterrement aborigène à Broome dans les heures qui suivent il y a des restrictions d’alcool qui s’appliquent à tous les Aborigènes. C’est du contrôle. Le pays est de plus en plus raciste vis-à-vis de notre communauté.  Je voudrais inculquer une autre culture à mon fils, une culture moins violente et plus humaine.

 

Pourquoi la situation évolue-t-elle si peu ? 

Ça fait 230 ans que l’on se plaint de la manière dont on est traité et que le gouvernement nous répond que c’est de l’histoire ancienne. Cette histoire n’est pas vieille, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère ont vécu cela. On parle de deux générations, notre histoire est récente et ne peut être comparée à l’histoire coloniale française par exemple.  

La situation évolue aussi peu car le gouvernement ne considère pas les Aborigènes comme une fierté pour le pays. Pourtant, 80% des touristes viennent en Australie pour nous rencontrer et vivre avec nous.  Il y en a qui viennent acheter notre art, qui veulent venir marcher dans le bush avec nous, pour comprendre comment on chasse, on mange et on pêche. Si nous étions reconnus pour cela, les choses iraient forcément mieux. 

La communauté aborigène est mal traitée, mal reconnue et mal représentée en Australie. Nous souhaitons une reconnaissance. On ne peut célébrer notre culture que deux fois dans l’année dans un pays où nous vivons depuis 70 000 ans. 

 

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