Figure de proue de l’opposition russe, analyste politique, conférencier en rapports diplomatiques internationaux, Olivier Védrine, professeur universitaire en Ukraine, nous parle des rapports russo-américains sous Joe Biden. Interview.
Olivier Védrine @Yann Merlin
Houda Belabd pour Lepetitjournal.com New York : Quelle est votre lecture de la scène politique américaine actuelle ?
Olivier Védrine : Joe Biden hérite d’un pays indécis, fracturé et divisé entre deux camps. Cet enchevêtrement de clivages sociologiques et économiques qui divisent particulièrement le pays pour le moment risque de laisser des traces car le Trumpisme ne disparaitra pas avec la défaite électorale de Trump. La crise sanitaire n'a rien arrangé au climat qui règne aux USA car elle touche davantage les plus pauvres, les minorités et les travailleurs sans diplôme en accentuant des blessures anciennes.
Les services de renseignement américains s'inquiètent particulièrement des menaces des milices et d'individus d'extrême-droite radicalisés et armés. C'est d'ailleurs sur ce sujet précis que le démocrate Joe Biden a remporté la primaire, en promettant de rassembler, y compris une partie des conservateurs, en affirmant que cette élection était « une bataille pour l'âme de la nation ». Des semaines de bagarre juridique se termineront devant la Cour Suprême après l'élection car, Joe Biden élu, beaucoup d'électeurs trumpistes disent que le scrutin a été truqué.
Qu'adviendrait-il aux échanges russo-américains maintenant que la victoire est démocrate ?
Pour Moscou, Joe Biden était le candidat le plus dangereux, son élection est donc une très mauvaise nouvelle pour le Kremlin. Le nouveau Président démocrate est un ennemi déclaré pour Poutine, il est l’héritier politique de son ancien chef, Barak Obama, personnage détesté à Moscou. Sous l’ère Obama, c’est Joe Biden qui s’occupait du dossier ukrainien. « Il n’y a pas de meilleur candidat pour la Russie, mais Biden est plus dangereux », déclaré, au lendemain de l’élection, le député Alexeï Pouchkov. C’est une mauvaise nouvelle pour le Kremlin mais une bonne nouvelle pour l’Ukraine, le Belarus, et les opposants à Poutine. Pour résumer, cela signifie que la nouvelle guerre froide va continuer et que les relations russo-américaines vont devenir plus tendues et plus agressives.
Parlez-nous de votre position au cœur du dialogue intercommunautaire européen.
Je me sens de l'Ouest et de l'Est de l’Europe. L'Europe doit être unie dans la paix et il faut être convaincu que nos différences sont la source d’une richesse de réflexions pour l’Europe. C’est pourquoi nous devons dès à présent travailler à cet objectif d'une paix pour tout le continent européen de l'Atlantique à l'Oural comme le voulait le Général Charles de Gaulle et réunir enfin comme le souhaitait Saint Jean-Paul II les deux poumons de l'Europe. L'Europe construira son unité autour de sa diversité, dans une réflexion dynamique. Ce n'est pas la construction d'un système impérial totalitaire et centralisé du type de l'URSS que veulent les citoyens européens mais une nouvelle forme de gouvernance qui respecte la dignité et la liberté de chacun. La révolution ukrainienne aussi appelée la révolution de la Dignité, la dignité pour chaque citoyen c’est de n’être pas seulement une statistique, un simple consommateur ou l’esclave d’un système totalitaire et corrompu.
Vous êtes une figure emblématique des think tanks de l’Europe de l’Est. Pour quelles valeurs y plaidez-vous ?
La construction européenne, et sa traduction institutionnelle, l’Union européenne, reposent sur plusieurs valeurs qui construisent l’esprit européen. Ces valeurs, communes et partagées, remontent très loin dans le temps, jusqu’à dans notre antiquité, et se sont peu à peu consolidées au fil de l’histoire commune européenne. Ces valeurs sont les fondements de la construction européenne, elles sont le respect de la dignité humaine, la démocratie, la justice, la citoyenneté, la liberté, la solidarité et avant tout la paix, elles sont inscrites dans les traités qui, depuis celui de Rome, en 1957, assignent le chemin structurel et institutionnel que doit prendre la communauté de destin qu’est l’UE pour ses citoyens.
Vous êtes un opposant au régime de Poutine, vous enseignez en Ukraine et vous avez des liens directs avec la France. Dites-nous un peu plus sur votre parcours atypique.
Je suis venu une première fois en Ukraine en 1994 dans le cadre d'une opération humanitaire, j'y suis revenu en 2012 en tant que rédacteur en chef de l'édition russe de la Revue de défense nationale et Auditeur de l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) pour donner une conférence sur la place de l’Ukraine entre l’UE et l’Union Eurasiatique.
En tant que conférencier de la Commission européenne, j'ai été, avant la révolution, invité à parler d'Europe dans les universités ukrainiennes et les médias. Quand la révolution a éclaté, on me connaissait et j'ai été appelé à rejoindre les manifestants sur Maïdan où j'ai pris la parole plusieurs fois devant des dizaines de milliers de personnes qui applaudissaient le drapeau européen (plus de 300 000 personnes le 8 décembre 2013). Ensuite, j’ai rejoint l’opposition russe et je suis devenu rédacteur en chef de "Russian Monitor", un journal en ligne qui compte 500 000 visiteurs unique par mois.
« L’Ukraine devrait se débarrasser des séquelles du défunt régime soviétique.» Pourquoi disiez-vous cela, lors de l’une de vos conférences ?
L’Union Soviétique est un vaste traumatisme pour l’Ukraine, le vol de son indépendance, la collectivisation forcée, les déportations, les exécutions, les famines. Entre 1931 et 1933, une série de famines et l'intensification de la « dékoulakisation » frappent l'Union soviétique et ravagent particulièrement l'Ukraine, alors que cette région était la plus fertile de toute l'URSS. Entre 2,68 et 5 millions de personnes meurent des suites de cette famine. Le Parlement européen a reconnu dans une résolution de 2008 l'Holodomor ou « l'extermination par la faim » comme un « crime effroyable perpétré contre le peuple ukrainien et contre l'humanité ». Oui, l’Ukraine doit se débarrasser des séquelles du défunt régime soviétique en défendant son indépendance et allant de façons définitives en direction de l’Europe pour effacer grâce aux valeurs européennes les traumatismes de la période de l’URSS.