Édition internationale

La fragilité d’un lecteur

Les livres qu’on perd, ceux qu’on n’achève jamais, et ceux qui deviennent nos compagnons. Dans cette chronique, Marc Sony Ricot raconte la fragilité d’un lecteur et la force secrète de la littérature.

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Marc Sony Ricot - Photo Jhonson Sabin 2025
Écrit par Marc Sony Ricot
Publié le 5 octobre 2025, mis à jour le 7 octobre 2025

 

J’aime bien quand les gens m’appellent pour me demander une information. Ils pensent que j’ai tout lu. Il y a combien de personnages dans Trois femmes puissantes ? Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais lu. Ce roman est sur ma liste de lecture depuis cinq ans. Je l’avais dans ma petite bibliothèque à Port-au-Prince. Je l’ai perdu. Quelqu’un l’a sûrement pris et ne l’a jamais rapporté. J’étais très attaché à ce livre. On perd souvent ce qu’on aime. Et tout revient dans la vie, sauf ce qu’on aime. Tu t’attaches à un livre que tu n’as pas lu ? Et puis tu peux en acheter un autre ? Je m’attache à l’objet en particulier. Même si on m’en achète un autre, mon cœur serait toujours blessé. Chaque fois que je perds un livre, mon âme est en peine. Et comment remplacer ce que l’on chérit ? L’amour est irremplaçable. C’est comme perdre un objet de famille que l’on garde depuis toujours et qu’aucun autre ne pourra jamais remplacer.

 

Cette fille, quand elle m’appelle, elle me pose toujours des questions serrées. Elle dit que je suis un homme plein de mythes. Que mon rôle dans la vie consiste à dire éternellement je. Que je n’écris jamais nous dans mes chroniques. Elle ne sait pas que mon je est une manière affective de dire nous. Il y a des livres qui sont sur ma liste depuis plus de dix ans. Comme Le Docteur Jivago. C’est le livre que j’ai recommencé à lire le plus de fois dans ma vie, et que je n’ai jamais terminé. Et je suis fier de ne pas pouvoir en achever la lecture. C’est le livre inachevé de ma vie, il nous faut ça. Des livres inachevés. Je m’attache à tous les livres de ma bibliothèque, même ceux que je n’aime pas. Parce que je les observe souvent et les change de place. Je connais leur douceur et leur odeur. À force de les regarder, je finis par trouver leur visage. Un livre, c’est une présence. 

 

Tu dis des phrases pour faire l’écrivain. Qu’est-ce que ça veut dire, “un livre, c’est une présence” ? Je regarde toujours les livres avec un œil de compassion et d’amour. Je regarde le ciel, les arbres, l’horizon, pareil. Pour les livres, il m’arrive d’entendre leur solitude, de voir leurs visages et d’écouter même les voix qui bourdonnent à l’intérieur. Les livres ont une voix. Et quand je dis qu’un livre, c’est une présence, ce que je dis est très banal. Tout objet est une présence, on le voit, on le touche. Mais je veux aller plus loin, un peu métaphysique. Quand je rentre dans une chambre ou un appartement sans livres, je le sens. Je n’ai même pas besoin de regarder. Quand on aime les livres, on développe un rapport mystique avec eux. Ils nous voient. Ils nous font entendre leur présence. Lorsque je suis arrivé à Montréal, je n’ai pas pu dormir. Fatigué comme une bête sauvage, j’avais envie de lire. Il n’y avait pas de livres dans cet appartement. Sauf les miens. Je suis arrivé avec dix-huit livres dans ma malle, mais je voulais toucher d'autres livres. Monter une petite bibliothèque était la plus grande urgence. Je suis allé la même semaine dans cette librairie d’occasion sur Saint-Hubert. Encore une histoire d’écrivain ? Tu parles tellement avec passion des livres que ça m’étonne qu’il y ait des livres que tu n’aimes pas.

 

La vie, c’est un peu l’équilibre. Un gourmand ne peut pas aimer tous les plats du monde. Il y a une question de goût. Il y a des saveurs qu’on aime et des saveurs qu’on n’aime pas. Est-ce que vous pensez qu’il existe quelqu’un dans le monde qui n’a pas de nourriture préférée, qui mange tous les plats ? Ce serait très rare. C’est de même en littérature. Il y a des goûts et des saveurs que j’aime. J’achète toujours Orhan Pamuk. C’est mon goût. J’ai aimé tous les poèmes d’Anna Akhmatova. Je ne peux pas vivre sans Pessoa. J’adore le génie de Flaubert.  Mario Vargas Llosa est un brillant conteur. Pourquoi vous citez tous les écrivains et les livres que vous aimez, mais pas ceux que vous n’aimez pas ? C’est un métier d’hypocrite, le métier de journaliste littéraire.

 

Toutes nos conversations tournent autour de la littérature. J’attaque encore. Quand on aime quelque chose, on en parle. Est-ce que vous parlez beaucoup des gens que vous n’aimez pas ? Tu parles des personnes que tu aimes. Les gens que tu viens de rencontrer qui sont charmants. Imagine si j'étais un lecteur qui parle seulement des livres qu’il n’aime pas. Je serai bizarre aux yeux du monde. Prétentieux. Konesè on dit en créole. J’aimerais bien rencontrer un lecteur comme ça. Qui parle seulement des livres qu’il n’aime pas. Ça serait funny. Peut-être que ce lecteur deviendrait plus influent qu’un lecteur qui parle des livres qu’il aime. Parce que ça piquerait la curiosité des autres. Parmi lesquels moi-même. Je cherche toujours pourquoi on n’aime pas un livre. Il y a toujours un pourquoi. Oui, finalement je vais penser davantage aux livres que je n’ai pas aimés. Un travail qui va sûrement m'apprendre d’autres choses de moi-même. Tu vois, on gagne toujours à parler de littérature.

 

Marc Sony Ricot 2025
Publié le 5 octobre 2025, mis à jour le 7 octobre 2025
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