Arrivée au Canada presque par accident, devenue experte en transformation numérique, puis entrepreneure dans la chaîne de blocs, Géraldine Jippé incarne une génération qui refuse les dogmes et les fatalités. Avec sa start-up AssetsWaves, incubée à la Station FinTech, elle mise sur une blockchain régénérative, transparente et inclusive. Une promesse ambitieuse : démocratiser l’investissement immobilier tout en renforçant la souveraineté technologique.


« Les crises sont des moments où les systèmes se fissurent et où l’on regarde enfin les solutions qui, jusque-là, semblaient trop nouvelles »
La trajectoire de Géraldine Jippé commence par une impasse. Diplômée en business et marketing, elle cherche dix mois un premier emploi en France. « On me demandait d’être plus âgée, mais aussi d’avoir plus d’expérience. C’était un non-sens complet », raconte-t-elle. L’offre espérée arrive… le jour où son père lui achète un billet pour Montréal. Elle refuse de renoncer à ce départ.
En débarquant au Québec, elle découvre un autre rapport au travail. Deux semaines après son arrivée, la banque RBC lui ouvre ses portes ; en attendant son entrée en poste, elle travaille dans un restaurant du quartier des affaires. Elle y observe de près les cadres de grandes banques. « Certains étaient très seuls, très isolés derrière leurs grands titres ». Une remarque d’un client âgé la marque : « Gardez votre joie, mademoiselle ; on l’oublie trop souvent. »
Une carrière construite dans le numérique et l’impact
L’itinéraire de Géraldine s’enracine ensuite dans l’immobilier, l’hypothécaire, le e-commerce et la transformation digitale. Elle devient l’une de ces professionnelles de la tech qui connaissent les coulisses : les promesses écologiques du numérique, mais aussi ses ravages. « On nous vendait un monde plus vert. Aujourd'hui, on s’aperçoit que le numérique peut devenir une catastrophe environnementale ».
Cette lucidité nourrit sa transition vers la blockchain. Elle y voit une réponse concrète à deux urgences : la souveraineté des données — « trop d’infrastructures dépendantes des États-Unis » — et la transparence, une valeur qu’elle estime en recul dans les systèmes numériques dominants. « Même si elle en est un élément clef, la blockchain n’est pas la crypto. C’est avant tout un outil de traçabilité, de financement collectif, et de gouvernance plus juste. »
AssetsWaves : une blockchain pour l’immobilier de demain
AssetsWaves naît en 2024 d’un constat : l’immobilier est devenu inaccessible pour une part croissante de la population. « Mon fils a 8 ans. Je ne suis pas certaine que sa génération puisse un jour acheter un premier logement à Montréal ».
La solution proposée repose sur la tokenisation : fractionner une propriété et permettre à chacun d’investir ne serait-ce que 50 dollars. « Nous utilisons un jeton stable, encadré par des contrats intelligents qui définissent toutes les règles du produit immobilier. C’est transparent, traçable, ouvert. »
La tokenisation c’est une technique visant à remplacer des données sensibles (comme des numéros de carte bancaire, des textes, ou des actifs réels) par des éléments appelés “tokens” (jetons) qui sont des substituts numériques sans valeur hors du système qui les crée.
La tokenisation s’adapte en fonction de l’environnement dans lequel elle est utilisée. Par exemple, en sécurité informatique, elle remplace des données sensibles par des jetons sans valeur directe pour protéger ces données lors des transactions. Dans la finance et la blockchain, la tokenisation permet de transformer des actifs physiques ou financiers en jetons numériques, facilitant ainsi leur échange, leur fractionnement et leur gestion selon les règles spécifiques de chaque environnement.
Cette flexibilité fait de la tokenisation une technique polyvalente et paramétrable selon les besoins et les contextes d’application.
Un jeton stable (stablecoin) est une cryptomonnaie conçue pour maintenir une valeur stable. Il est souvent arrimée à une monnaie traditionnelle comme le dollar américain ou l’euro.
Contrairement aux cryptomonnaies classiques comme le Bitcoin, qui sont très volatiles, un jeton stable vise à conserver un prix fixe, généralement de 1 unité de la monnaie à laquelle il est indexé.
Cette stabilité est obtenue soit par une garantie en réserves d’actifs réels comme des devises ou de l’or, soit par un mécanisme algorithmique qui ajuste l’offre en circulation pour maintenir la parité de valeur.
Un contrat intelligent (smart contract) est un programme informatique autonome qui exécute automatiquement un ensemble d'instructions prédéfinies, sans intervention d'un tiers de confiance. Ce type de contrat est stocké et exécuté sur une blockchain, ce qui garantit la sécurité, la transparence et l'inaltérabilité de ses conditions. Lorsqu'une condition prédéfinie est remplie, le contrat s'exécute immédiatement et de manière irrévocable selon le code, ce qui permet notamment d'automatiser des obligations comme des paiements ou des livraisons, tout en réduisant les coûts liés aux intermédiaires et en limitant les risques d'erreurs ou de fraudes.
La start-up suit un parcours exigeant, presque initiatique. Après avoir intégré ELLEFinTech, un programme taillé pour soutenir les femmes innovatrices dans la finance, Géraldine Jippé y trouve un premier cadre structurant. « On y apprend à affûter son modèle d’affaires, mais aussi à occuper sa place dans un milieu où les femmes sont encore minoritaires », explique-t-elle.
Cette étape l’amène naturellement à la Station FinTech de Montréal, l’un des incubateurs les plus sélectifs du pays. Là, AssetsWaves passe au crible : viabilité, architecture numérique, potentiel de marché. « C’est un endroit où l’on ne triche pas : si un maillon est faible, il ressort tout de suite. »

La jeune pousse franchit ensuite la barrière symbolique du demo day, cette épreuve où l’on présente — en quelques minutes — des mois de travail à une salle compacte d’investisseurs, de banquiers, de gestionnaires d’actifs et de régulateurs.
« On se retrouve face à des gens qui ont vu passer cent projets avant vous. Il faut être clair, crédible, convaincant. »
L’accueil est positif, les échanges nombreux, mais la suite se heurte aux réalités du secteur. Les grandes institutions, séduites mais échaudées par les errements des premières années de la blockchain, avancent au à la vitesse d'un escargot pas trop certain de lui.

Géraldine ne s’en offusque pas : elle en fait même un argument de lucidité. « Les discussions avancent lentement. Les grandes institutions sont prudentes. Mais le besoin est là et l’innovation avance dans les périodes économiques difficiles. »
Son optimisme n’est pas naïf : il s’appuie sur un fait simple, répété par plusieurs investisseurs rencontrés depuis. « Les crises, dit-elle, sont des moments où les systèmes se fissurent et où l’on regarde enfin les solutions qui, jusque-là, semblaient trop nouvelles ».
Un modèle régénératif : contribuer plutôt que prélever
La co-fondatrice d’AssetsWaves tient à une conviction : une start-up doit être rentable, mais pas au détriment du tissu social. « Rouler à perte ne marche pas. Mais faire du bénéfice ne signifie pas exploiter. Nous voulons que l’infrastructure contribue. »
Un modèle régénératif est un cadre économique ou organisationnel qui vise non seulement à réduire les impacts négatifs sur l'environnement et la société, mais aussi à créer un impact positif global.
Sa vision s’incarne dans une logique régénérative : redistribuer une part des revenus générés par la plateforme, mutualiser des infrastructures numériques capables de chauffer des bâtiments, soutenir des projets de logement abordable. Elle cite notamment les tiny houses comme alternative rapide et peu coûteuse. « Si chaque dollar peut faire tourner la machine et soutenir une communauté, alors c’est un cercle vertueux. »
Elle se montre pourtant lucide sur les limites du cadre québécois : les sandboxes réglementaires sont en pause, les décisions lentes.
« On réfléchit à quitter le Québec. L’Alberta semble plus accueillante pour notre secteur d’activité. Mais si le Canada reste trop frileux, on regardera ailleurs. Nous devons avancer. »
De la technologie à l’éducation : un combat pour l’autonomie
Pour Géraldine, la blockchain n’est pas une obsession technique, mais une manière d’élargir les libertés individuelles. « On n’a pas besoin de savoir comment fonctionne un moteur pour conduire une voiture. La blockchain doit être un outil, pas un mystère ».
Elle observe déjà le changement générationnel : « Les Gen Z sont plus à l’aise avec la crypto qu’avec les systèmes bancaires traditionnels. Il faut les accompagner, pas leur dire de revenir en arrière. »
Son ambition dépasse AssetsWaves : vulgariser, écrire, expliquer. « Il faut parler du pour, du contre, et des solutions. Les nouvelles technologies ne doivent pas être des boîtes noires. Elles doivent être un débat public. »
Et maintenant ?
Géraldine Jippé qui se définit comme FCC (Française-Camerounaise-Canadienne) appartient à cette génération qui n’a pas peur de changer de continent, de métier, ou de paradigme.
Avec AssetsWaves, elle défie l’inertie d’un système financier verrouillé et l’opacité des infrastructures numériques.
Reste une question : le Québec — et plus largement le Canada — saura-t-il saisir l’occasion d’accompagner cette innovation, ou verra-t-il filer vers d’autres horizons celles et ceux qui construisent déjà l’économie de demain ?
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