Cette semaine, Marc Sony Ricot nous parle de Rodney Saint-Éloi, qui vient de publier “Fais du feu” (Mémoire d’encrier, 2025). Un livre, dit-il, qui embrase le cœur et l’esprit et nous invite à redécouvrir, à travers chaque poème, la tendresse, la mémoire et l’humanité.


J'ai lu, relu “Fais du feu” de Rodney Saint-Éloi (Mémoire d’encrier, 2025) cette semaine. C’est un recueil dense, une traversée. On y entre comme on franchit une mer, les pieds nus, avec la certitude que les vagues viendront vous embrasser, vous bousculer, vous soulever.
Dès les premiers poèmes, une vague de tendresse, d’amour, de solitude et d’humanité nous enlace. Elle nous serre contre elle, comme une mère, un frère ou un ami qu’on croyait perdu et qui revient. Ce livre est un bon vivant. Le poète dit l’humain, la douleur de l’absence, il dit qui il est : l’homme de tous les hommes du monde. L’homme de tous les cœurs. L’homme des rêves étranges. L’homme qui apprend son cœur à être cœur à chaque instant. Une sorte de confession. Qu’est-ce qui l’habite ? Ce qui trouble son aube. La guerre, cruelle. Ce poème porte en lui une émotion très intense. On le lit avec le cœur et l’âme éveillés, sensible à la cruauté du monde. Il nous fait réfléchir à la guerre, au racisme, aux préjugés et aux injustices. Chaque image résonne et bouleverse, éveillant en nous une conscience aiguë de la souffrance humaine et de l’urgence de l’humanité. Il tend la main. Le poète s’adresse aux rêves comme à des compagnons de route, aux gens du monde comme à une famille dispersée, aux enfants qui portent en eux les aubes à venir, à ses grands amours de la vie. Sa parole se déploie, un long monologue, intime et universel à la fois, une voix qui se parle à elle-même et qui nous appelle en même temps. Le poème, au début, a l’allure d’une prière. On y entend le souffle d’un chant venu de son être, d’un chant qui traverse les âges et les mémoires. C’est une voix qui marche devant nous et nous ouvre le chemin. On perçoit les sentiers inconnus, les routes secrètes, les espaces invisibles que seul le poète sait nommer. Et dans ce murmure ancien, quelque chose brûle et nous éclaire : une lumière fragile qui nous apprend à écouter autrement.
“Fais du feu” embrase le cœur et l’esprit. Il propose un monde où les murs que dresse la couleur de la peau et les origines tombent. Il nous appelle à regarder au-delà des apparences, à écouter le battement universel des cœurs, à retrouver l’essentiel qui nous unit.
La métaphore de Rodney Saint-Éloi
Si le poète dit je, il parle de son histoire, de son enfance. De sa mère, Bertha, qui chante encore, de sa grand-mère, des bruits d’Haïti, de l’écho du monde. Mais ce lieu, dans le poème, n’est pas Haïti seulement : il est le monde. Le monde avec nous, avec nos regards, nos incertitudes, nos fragilités. “Fais du feu” est une métaphore pour réinventer le monde, pour rallumer ce qui s’éteint, pour faire renaître l’humanité dans ses braises et sa lumière. C’est ce qui m’attire toujours dans la poésie de Rodney : sa vision profonde de l’humain, sa capacité à rassembler. Rassembler les douleurs éparses, les visions éclatées, les sensibilités. Rassembler les amours dispersés, les blessures qui peinent à se refermer, et toutes les tendresses du monde qui parfois se cachent derrière des silences. Comme il l’écrit lui-même : « J’ai pour vocation / De raturer les miroirs » (p.135). Effacer les reflets trompeurs, réinventer notre regard sur le monde, réécrire la lumière qui éclaire nos vies.
Fais du feu. Le titre est déjà une invitation, une injonction. Allumer quelque chose. Réveiller ce qui dort dans nos cœurs. Attiser les braises sous la cendre. Le livre est brûlant d’amour. On le lit et l’on entend presque le crépitement des flammes, ce souffle qui consume et transforme. Fais du feu pour l’amour. Pour réchauffer les cœurs, pour tuer les peines qui s’accumulent. Fais du feu pour le froid des amours mortes, pour éclairer ce qui a été perdu. Fais du feu pour la vie, pour tout ce qui vibre et respire, pour tout ce qui attend d’être embrasé par la tendresse.
Le jeu de la langue
« Chaque rythme, parfois étincelle. Chaque phrase, une flamme qui réveille. »
La langue de Rodney Saint-Éloi frappe par son intensité et sa précision, toujours. Elle rassemble des images et des voix, parfois rugueuse, tendre, mais toujours consciente de ce qu’elle cherche à dire. C’est sa force. Il écrit pour ne pas laisser la nuit gagner. Il écrit pour que nos solitudes se rencontrent, pour que les frontières tombent, pour que l’exil cesse d’être un arrachement et devienne une traversée vers l’autre. Fais du feu est un chant de résistance et de beauté. Un livre qui dit que malgré les blessures, malgré les pertes, malgré le temps qui passe et la mémoire qui s’effiloche, il reste toujours un feu possible à allumer : dans nos cœurs, dans nos rues, dans nos gestes les plus simples. Lire ce recueil, c’est accepter d’être traversé, d’être consumé un peu, pour renaître plus humain, plus tendre, plus ouvert.

Rodney Saint-Éloi, Fais du feu, Mémoire d’encrier, 2025, 174 p.
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