Cette semaine, Marc Sony Ricot nous emmène dans les rues de Montréal, entre jazz, bières fraîches et souvenirs d’Haïti. Une chronique habitée par le goût des saisons et l’odeur des moments vrais.


J’ai passé mon premier hiver au sous-sol d’un appartement sur le chemin Avon. Quand j’allais dormir, mon lit était froid comme un bloc de glace. La chaleur de mon corps réchauffait la partie où je m’allongeais, mais quand je me réveillais au milieu de la nuit, j’arrivais à peine à bouger. L’autre côté du lit était gelé, malgré le chauffage monté à fond. Ouvrir les yeux me coûtait très cher.
Je n’aime pas l’hiver. Si vous connaissez un Haïtien qui aime l’hiver, vous avez gagné le gros lot. Dans notre pays, ce qu’on appelle l’hiver n’est qu’une période de brise fraîche. On ne l’aime même pas et on ne s’habille pas au rythme des saisons. En Haïti, j’achetais des vêtements que je pouvais porter toute l’année. J’avais mon propre couturier. Il me faisait des rabais substantiels. En échange, il me demandait de toujours porter ses chemises lorsque je passais à la télévision, quand j’animais un atelier d’écriture ou que je participais à un événement public. À Montréal, je ne peux pas faire un tel deal, aucun styliste ni couturier ne me connaît.
Pendant quelques semaines, j’ai observé les Montréalais avec grand intérêt. Je trouvais ça élégant, les foulards enroulés autour du cou. J’étais tellement perdu que j’ai dû faire des recherches sur Google : comment s’habiller au Québec ? Quoi porter, quoi éviter ? Je souhaitais garder mon style. Mais ici, avoir un styliste et une collection qui vous fournit des chaussures ? Ce serait trop de dépenses. Les factures d’Hydro-Québec, l’assurance logement, l’assurance maladie, les frais liés au logement, mon abonnement internet… tout ça resterait impayé, et je serais crevé dans mon appartement de la rue Saint-Marc.
Je cherche encore un nouveau look. Quand je regarde l’élégance des Montréalais à chaque saison, j’ai l’impression d’être un homme venu tout droit du Moyen Âge, sans être passé par la modernité. Mais l’été, je reprends le dessus, avec mes chaussures et sacoches de la Collection 1804, et mes chemises de mon ancien couturier.
Le printemps arrive, puis l’été. On se réjouit, mais il se défait plus vite qu’une vague. Le jour où j’ai mis les pieds à Montréal, il faisait tellement froid que je n’aurais jamais imaginé qu’un lundi d’été, il ferait si chaud, que je marcherais avec quelques bières dans une valise pour me réfugier au Parc La Fontaine. Je ne pensais pas non plus que je passerais une nuit blanche à cause d’une légère panne de mon ventilateur. Chaleur, étouffante.
L’art de manger et puis
J’aime bien l’été. C’est ce que nous aimons tous. C’est un premier amour qu’on retrouve chaque année. La ville change de visage. Il y a plus de rues piétonnes, plus de terrasses, des festivals. Tous les coins ont un air de fête. Même l’humeur est plus gaie. Bonjour Monsieur ! Bonjour Madame ! Beaucoup plus de Bonne journée Marc ! Le charme réside dans la longueur du jour. Il est sept heures du soir. Le ciel est inondé de lumière. Je me prépare à me rendre chez la romancière Marie-Célie Agnant. J’éprouve un petit bonheur tout rond à discuter littérature avec Marie-Célie : la politique, Haïti, la poésie, l’écriture, l’Amérique… Si elle cuisine, c’est la fête totale. Une fête dans la saveur, dans le goût, et dans la gaieté avec laquelle on déguste les plats. Chez elle, manger est une vraie fête. Un spectacle aussi : l’odeur, la vue, la façon dont les plats sont présentés devant moi… la salade, mon Dieu ! C’est le genre de personne qui nous fait vérifier notre messagerie plus souvent, au cas où une invitation surgirait. On dit oui tout de suite.
L’été à Montréal, c’est le festival Franco à la place des Festivals. Tiken Jah Fakoly met l’ambiance. “Ouvrez les frontières, ouvrez les frontières”, chante l’artiste. Je ne rate rien. J’habite presque dans le coin, vingt minutes à grands pas.
Dannarah Castor m’offre une bière. Elle refuse que je reste planté là, debout comme une statue, sans rien en main. “Tu veux une bière ?”. Avant même que je réponde, elle m’attrape par la main et m’entraîne direct au bar du festival. “Bonjour Madame, cette fille veut m’offrir une bière. La vie est tellement dure à Montréal, je ne peux pas me permettre de dire non à ce genre d’attention”. La serveuse esquisse un sourire. Quelque chose l’étonne, mais elle trouve ça presque drôle. “On trinque”. On trinque à quoi ? demande mon amie. “À la paix dans le monde”. Je n’ai même pas encore fini ma bière (je suis de ceux qui boivent une gorgée par quart d’heure) qu’elle me demande si j’en veux une autre. Non. Dix minutes. Elle débarque avec plusieurs bières, toutes fraîches. Comment refuser une bière en été à Montréal, au mitan du Quartier des spectacles en plus ? Ce serait insulter l’été.
Festival international de jazz de Montréal. Le plus grand au monde. On passe d'une scène à une autre. Ce que j’aime, c’est leur dynamisme. À peine le concert de la scène Rio Tinto prend fin, celui de Rogers commence. On passe d’une scène à l’autre. Wynton Marsalis, Samara Joy, Ben Harper, Mavis Staples… sont dans la ville. Même le vent souffle au rythme du jazz.
Je marche sur Maisonneuve. Tout laisse croire qu’il y a une fête : les mouvements, les voix, la musique qui éclate ici et là, le vrombissement des voitures. Rue Crescent. J’attends le feu blanc fixe. Deux amoureux traversent doucement, sans attendre. Ça me fait toujours sourire, ces gens qui traversent sans attendre le feu blanc, l’air de rien, pendant qu’une foule patiente. Et moi, planté là, je me dis : je dois vraiment être un imbécile. De toute façon, je ne suis pas pressé. Je viens d’un pays où les politiciens font tout avec lenteur, en tournant en rond, en signant des accords insensés avec l’Occident. La vie serait plus belle si l'été n'avait pas une fin.
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