Édition internationale

Interprètes de conférence : les funambules des mots entre français et espagnol

Carmen et Maria Jesus, espagnoles, Laurence et Carine, françaises, ont fait le choix de la transmission des mots, de la précision, de la juste distance sans mettre de côté l’émotion. Elles sont interprètes-traductrices français-espagnol, toutes installées à Madrid. Nous étions réunies, un samedi matin, à deviser. L’occasion de se redécouvrir une même passion, celle des débuts, qui ne s’est jamais tarie, alimentée en continu par la diversité des missions ; l’occasion de pouvoir (se) réaffirmer la richesse de ce métier et son utilité.

quatre femmes interpretes francais espagnolquatre femmes interpretes francais espagnol
Photo : Carine Bizot, Laurence Jude, Carmen Ariño Rubiato et Maria Jesus Sanchez Benito (de gauche à droite)
Écrit par Maylis Dessaut
Publié le 1 juillet 2025, mis à jour le 26 novembre 2025

Des parcours différents – un même amour des langues et des mots

Carmen a d’abord été avocate, Carine a été professeure de français et exerce en parallèle comme psychothérapeute, Maria Jesus a toujours rêvé d’embrasser cette profession, Laurence a touché à plusieurs secteurs et notamment le sous-titrage.

 

dictionnaire franco-espagnol
Open Ai - Dall-e. 

 

Ce qui unit ces quatre professionnelles c’est la passion, la recherche de la précision (gardez bien à l’esprit ce mot, il est clé), un même regard amoureux sur leur métier. Ce qui les font se retrouver avec plaisir, ce sont les liens qui se créent sur des missions communes, les mêmes références dans le métier. Ou encore parce que l’une a pu être professeure d’une autre, parce qu’elles ont - pour certaines - suivi le même master d’interprète de conférence.

« Rien d’autre n’existait pour moi que le français » assène presque dès le départ Carmen. Laurence et Carine ne sont pas en reste s’agissant de l’espagnol n’hésitant pas à parler de coup de foudre ! J’espère que Laurence ne m’en voudra pas d’écrire ce qu’elle nous a confié : l’espagnol était la seule matière qu’elle « bossait plus que de raison » et parce qu’elle a eu une professeure remarquable. Toutes savaient qu’à un moment ou à un autre elles s’impliqueraient dans l’interprétariat et/ou des traductions. Qu’elles feraient des voyages continuels entre deux langues.

Faut-il être bilingue ? Oui mais pas forcément dès la petite enfance. Il faut surtout avoir la fibre des mots, une curiosité insatiable. Peut-être nait-on avec cette envie. Aussi, à les écouter, on comprend que cette passion puise bien souvent dans cette époque où déjà les mots sont source d’étonnement et de gourmandise.

Laurence alimente depuis des années un glossaire d’expressions, de mots, de phrases (40.000 entrées d’après son évaluation) grapillés au cours de conversations, dans les films, les lectures, la presse… Depuis ses 10 ans. Une mine d’or !

 

11 mots espagnols qui n'existent pas en français

 

 

La variété nourrit la passion

Avant d’écouter ces échanges, je me demandais comment pouvait s’entretenir la passion, comment au fil des ans se motiver toujours et encore. La réponse ne s’est pas faite attendre : « la variété nourrit la passion ».

Maria Jesus, 30 ans de carrière, a résumé en une phrase cette vérité essentielle, celle qui assure la longévité d’une carrière sans essoufflement. Et un peu après, une autre raison est venue la compléter : la curiosité, la stimulation intellectuelle. Et puis un ingrédient s’est rajouté : l’adrénaline.

Celle due à la pression du moment, à la pression muette des organisateurs et des intervenants, à la pression des regards. A la responsabilité qu’ont les interprètes d’assurer une parfaite transmission des messages et des discours. Les mots dont elles font leur miel se sont ainsi succédé.

 

 

La découverte de « truffes » : l’art de la précision

Le terme de « précision » est souvent revenu dans la bouche de Maria Jesus. Parce que c’est aussi un des compliments les plus souvent reçus : « vous êtes précise », « un mot caractérise votre prestation : la précision ». On voit au sourire de Maria Jesus que là est la clé, le fil à suivre.

Et puis un mot a fusé, comme une exclamation de joie : « truffe/trufa ». Carmen et Laurence l’ont lancé et m’ont autorisée à le mettre en avant. J’ai adoré cette idée de chercher et trouver des « truffes/ trufas ». C’est le mot qu’elles utilisent quand elles tombent sur l’équivalent parfait, le mot juste, qui rend absolument l’idée et la sensibilité dans l’une ou l’autre langue. « C’est de l’artisanat sans être du perfectionnisme » précise Carine.

 

 

Conversation avec Fernando Savater, philosophe et traducteur de Cioran, Diderot, Voltaire, Bataille...

 

 

Au cœur du travail d’interprétation

« Nous sommes des caméléons » selon Carine parce qu’il s’agit de comprendre la pensée de l’autre, de s’adapter à sa personnalité instantanément.

 

caméléon
Egor Kamelev, Pexels. 

 

Le travail en amont est évidemment primordial : rechercher le vocabulaire, décortiquer les documents afférents. Et quand c’est possible, visionner les vidéos des personnes qui seront interprétées afin de saisir leur manière de parler – les pauses, la diction, le débit de voix - le vocabulaire employé.

Elles sont guidées par la curiosité, l’envie de fouiner et chiner. En somme, il faut toujours se préparer « comme si c’était la première mission » rappelle Maria Jesus, qui par ailleurs dispense des cours et rappelle ce principe à ses élèves.

 

C’est un métier de montagnes russes.

 

Il y a un côté grisant à être à côté de Valéry Giscard d’Estaing, de Jean Guigou, de Jacques Audiard, à assurer des interprétations pour le Musée du Prado, pour des congrès de médecine, des centrales nucléaires, pour la construction de l’AVE.

Mais il y a aussi des moments où parfois l’émotion vous étreint, la gorge se serre à écouter des témoignages de femmes victimes de violences, de femmes vivant dans des pays en guerre, de survivants de la Shoah, de victimes du terrorisme.

Que faire alors de cette émotion ? Simplement, la laisser venir, l’accueillir, s’arrêter s’il le faut, sans honte. Se reprendre, et transmettre cette émotion avec ce qui est dit.

Parce que ce ne sont pas seulement des mots que l’interprète véhicule mais aussi une émotion, un langage, une attitude, une histoire, une vie marquée par les épreuves. Le message ne saurait être compris de l’interlocuteur, du public sans toutes ces dimensions. 

Cette gymnastique intensive nécessite d’être deux à se relayer toutes les trente minutes pour les longues interprétations, et notamment en simultané. Un(e) interprète seul(e) peut soutenir une interprétation jusqu’à une heure.

 

Responsabilité et discrétion

S’il fallait rajouter deux qualités essentielles, en sus de la précision, le sens des responsabilités et la discrétion sont le plus souvent revenus.

La responsabilité, c’est presque l’autre mot du professionnalisme ! Il s’agit d’avoir les bons réflexes, de l’aplomb, de la vivacité, pour faire vivre une réunion, une rencontre. Pour s’adapter aux intervenants, multiples et variés, ceux qui parlent trop vite, ne font pas de pauses, parlent hors micro.

Carmen est interprète assermentée auprès des tribunaux. Elle le dit elle-même, elle compose un rôle tout de sérieux et de componction, pour être en phase avec la solennité du lieu et du travail des juges et des avocats.

La discrétion, c’est faire oublier la présence d’interprètes, jusqu’à faire de l’invisibilité que leur procure la cabine un atout. C’est aussi d’un regard comprendre ce que l’autre souhaite. Il n’y a donc pas le droit à l’erreur. Elles le soulignent : « quand tout va bien, nous sommes invisibles mais s’il y a un couac, on se rappelle qu’il y a des interprètes. »

 

Evolution des conditions d’exercice du métier

Le métier évolue forcément avec le développement des technologies et le changement des habitudes. Aussi, nous ne pouvions pas ne pas évoquer l’avenir de la profession avec l’arrivée et l’essor de l’IA et ces deux questions : l’IA peut-elle transmettre les sentiments ? L’IA va-t-elle remplacer les interprètes ?

Elles constatent toutes une baisse de l’activité : drastique concernant les traductions (écrit) depuis 2020, plus mesurée pour les missions d’interprétation (oral) depuis 2024-2025. Si le constat est partagé, il y aurait une légère divergence d’approche entre les interprètes : certaines la verraient comme une menace, d’autres comme un outil supplémentaire. Mais cette divergence vient plutôt de l’incertitude liée à la rapidité de croissance et d’amélioration de l’IA.

En effet, l’IA ce sont aussi les moteurs de recherche qui facilitent la préparation des missions et l’accroissement des connaissances ; les vidéos précieuses pour comprendre la ou les personnes à interpréter. L’IA n’est toutefois pas seule en cause. L’anglais prend de plus en plus de place. La combinaison français-anglais marche bien en Espagne.

Par ailleurs, pendant et à la suite de la période COVID, le travail en visioconférence s’est développé. Avec parfois son lot de problèmes techniques : la mauvaise qualité du son, la nécessité pour l’interprète de disposer d’un matériel de qualité ou de secours et de s’armer de nouvelles compétences techniques.

S’il y avait une recommandation à faire, alors que les contours du métier se redéfinissent par la force des choses ce serait, pour Maria Jesus par exemple, de privilégier l’interprétation institutionnelle, dans les grands organismes (UE, ONU…). Et puis, se développeront certainement de nouvelles filières (post-édition), de nouvelles missions de linguistes pour entraîner l’IA.

 

Quand la reconnaissance et les remerciements font chaud au cœur

Ils font toujours chaud au cœur. On comprend que c’est une part essentielle du métier, ce qui en fait aussi la saveur – outre tout ce qu’elles ont pu expliquer - comme l’aboutissement d’un travail patient des mots. Une réunion réussie, une rencontre entre deux cultures.

Et comme le disait si bien Boileau (il faut bien que j’y aille d’une citation) : « vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage ». Il y a de cela dans la passion.

Un grand merci à Carine Bizot, Laurence Jude, Carmen Ariño Rubiato et Maria Jesus Sanchez Benito (de gauche à droite sur la photo).

 

Des précisions

1/ Les bons mots
Interprétariat en simultané ou en consécutive : à l’oral
Traduction : à l’écrit

2/ Il existe plusieurs associations pour les interprètes résidant en Espagne, parmi les principales :
AIIC : association internationale des interprètes de conférence
AICE : association des interprètes de conférence en Espagne
Asetrad : asociación española de Traductores, Correctores e Intérpretes.

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