Photographe et portraitiste français installé à Madrid, connu et reconnu de part et d'autre des Pyrénées, Pierre Gonnord revient sur son travail, notamment dans le contexte particulier que nous vivons actuellement. "La situation actuelle a naturellement un impact sur ma réflexion, sur mes décisions et mon engagement en tant que photographe", déclare-t-il. Questions - réponses.
lepetitjournal.com : Inévitablement, vos portraits nous parlent des autres mais de vous aussi. Qui est Pierre Gonnord ?
Qui sommes nous ? Nous nous construisons tous au long de notre existence et nous devenons le fruit et le visage de notre parcours. Ce chemin qui commence dans une famille, un lieu, une société avec des valeurs établies, une éducation déterminée se (re)dessine ensuite para des choix personnels, par une volonté d’avancer. J’ai ressenti très tôt la nécessité d’aller vers d’autres univers, d’autres individus ou groupes humains qui m’intéressaient, non seulement par leur forte identité culturelle, sociale, éloignées de mon point de départ mais aussi parce que mon époque, notre époque, qui est si confuse pour l’identité, tend a mettre en péril ces communautés, ces individus fragilisés par l’implacable marche du Monde.
Je me sens impliqué dans l’évolution de notre société. J’ai choisi comme outil la photographie pour aller chercher, écouter, contempler, célébrer à ma façon cette singularité de l’être qui me rejoint dans son humanité et me touche par sa force vitale, sa dignité, son péril. C’est un choix propre et personnel, un travail qui naît d’une aspiration vitale et qui nourrit mon existence. D’une expérience également.
Je n’ai pas fait d’études dans le domaine de la création artistique ni de la photographie. Il y a ce que l’on voit, ce que l’on vit, ce que l’on pense mais également ce que l’on lit, ce que pensent certaines personnes. Il y a des auteurs qui sont des références. Pour moi, tout d’abord le philosophe Emmanuel Lévinas, l’un des penseurs majeurs du xxe siècle et dont la thèse est : "Nous n'existons jamais au singulier. Quelle que soit la perception que j'aie, autrui est toujours là. On ne peut se définir sans lui. C'est le lien avec autrui qui me permet ma relation avec moi-même". C’est une des clés du portrait. Et puis il y a Paul Éluard, cet immense poète qui a écrit un message pour nous guider : "Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune". Et je pense que cette mission, ce droit et ce devoir, ne sont pas aujourd’hui uniquement assignés aux poètes. C’est finalement l’affaire de tous.
Qu’est-ce qui vous pousse à photographier les différents collectifs représentés dans vos portraits ?
C’est justement ce sentiment et cette nécessité de communier avec mes contemporains dans cette distincte similitude.
Pourquoi avez-vous choisi avec l’exposition "Origines" présentée à la Galerie Juana Aizpuru du 12 septembre au 13 octobre 2017, d’introduire le paysage dans votre œuvre artistique alors que vous étés connu comme un portraitiste ?
Je suis indéniablement portraitiste et mon travail depuis son origine s’est attaché à la figure humaine, la condition vitale. La vie de toute personne, de tout créateur, du photographe, est un long parcours initiatique, un terrain d’expériences. L’expérience des autres, de l’humanité, l’expérience du chemin et du territoire pour arriver à ces individus. Le paysage est un genre lié tout comme le portrait à ces expériences, à cette réflexion sur l’existence. Ces deux genres sont territoire de métaphores, de transfigurations.
L’exposition à laquelle vous faites référence est arrivée à un moment de ma vie de troubles passagers de santé et de nécessité d’isolement, de réflexion. J’ai voyagé dans des lieux sauvages, très proches d’ici, en Europe, en Espagne même. j’ai visité des monastères, des lieux initiatiques où parfois je n’ai même pas réalisé de portraits. Soit qu’il me fût impossible, soit que ne je n’en ressente pas la nécessité. La série "Origines" exposée à la galerie Juana de Aizpuru s’est épurée, consolidée et a acquis son plein sens postérieurement au Museo de la Evolución Humana de Burgos avec l’accrochage synthétique de paysages et de portraits issus de mes tribulations en ces lieux isolés. Une seule installation au second étage du musée faisait face, écho aux vestiges des origines de l’humanité. Sept portraits en petit format de moines, ermites, religieux ou laïcs enserrés entre deux uniques paysages. L’un, d’immenses roches échouées sur un littoral hostile ; l’autre un tout petit paysage, portrait d’un bois sec, de long troncs sveltes et morts, alignés comme une armée ou une famille semblent attendre le dégel dans la lumière du matin et qui m’a toujours évoqué les frères Karamazov.
Le concept de l’identité et de son évolution est un élément qui continue à définir votre parcours artistique, en tant que photographe de la frontière entre le monde espagnol et le monde français. Qu’est-ce que signifie pour vous avoir réalisé l’exposition "La sangre no es agua" du 5 décembre 2019 au 31 janvier 2020 dans l’espace "sala Arquería de Nuevos Ministerios" à Madrid sur l’exil républicain espagnol ? Comment-avez-vous réussi à introduire les témoignages et la parole des exilés dans vos portraits pour cette exposition ?
Cette expérience liée à une invitation du Ministère de la justice espagnol a été extrêmement importante pour moi, expatrié français vivant en Espagne depuis 32 ans. Je me suis senti l’élu privilégié pour avoir la possibilité d’aller rencontrer puis représenter, par mon travail, les survivants et descendants de l’exil républicain en France, mon pays d’origine.
Ces familles d’exilés qui on emporté avec eux les valeurs républicaines et les ont gardé si longtemps pour nous les restituer intactes 80 ans après ont contribué à l’essor et au progrès de la France durant ce que l’on appelle Les trente glorieuses. J’ai une reconnaissance infinie envers ces personnes. Depuis les premières rencontres, chez eux à Paris, la parole s’est imposée, témoignages d’une diaspora restée muette si longtemps. Les visages m'ont immédiatement interpellé mais aussi l'hospitalité fraternelle de ces personnes. Les récits d'une Histoire oubliée, d'anecdotes et de témoignages, sociaux, politiques, mais surtout humains, m'ont profondément ému. En écoutant ces voix, j'ai compris l'espoir qu'elles pourraient encore être entendues ou lues et que la mémoire de ceux qui ne sont plus-là serait honorée. Pour cette raison, j'ai décidé d'associer ces histoires (volontairement dans leur langue d'origine), de les incorporer, comme elles m'ont été confiées, à mon œuvre, aux portraits, aux objets personnels, aux photos d'albums et certains documents. Ils forment un corpus inséparable. Cette expérience du témoignage, du texte cristallisé, de la voix matérialisée est une nouvelle possibilité qui élargi mon champ de travail.
Il y a quelques jours vient de mourir Rafael Gómez du Covid-19, dernier survivant de la Légion 9. Quelles sont les implications politiques, sociales et culturelles de l’exposition mentionnée ci-dessus, dans le contexte de la loi de la mémoire historique en Espagne ?
L’exposition "La sangre no es agua" composée de 22 triptyques (portraits, textes et objets du souvenir) accompagnait une grande exposition historique EXILIO 1939 sur l’exil politique et intellectuel espagnol de par le monde et dont le commissaire était Juan Manuel Bonet, ainsi qu’une exposition de photographies prises par le journaliste français Philippe Gossot pendant La Retirada de 1939, de part et d'autre des Pyrénées. Cet ensemble d’expositions a eu un très fort impact émotionnel, intellectuel et social, ce que nous n’attendions pas, sur le public espagnol, mais aussi étranger, venu nombreux durant les trois mois d’ouverture. L’ensemble du public, des jeunes essentiellement, mais aussi des personnes âgées qui ont connu la dictature, découvraient pour la première fois des faits ignorés ou tus et recomposaient le visage incomplet de leur passé.
L’espace fut un lieu de rencontres, de débats, de témoignages. La mémoire se réveille par la nécessité et la volonté citoyenne. La mémoire historique répond à une attente réelle. En ce qui concerne les personnes (survivants ou descendants de l’exil républicain) avec qui j’ai travaillé sur le projet, ceux qui ont livré leur témoignage, j’ai eu la sensation qu’ils reconnectaient leur identité avec l’Espagne actuelle en écrivant une page tombée auparavant dans les poubelles de l’Histoire. Ce n’est qu’un petit grain de sable mais qui s’intègre au travail colossal de Memoria histórica que réalise actuellement la nation espagnole.
A votre avis, quelles répercussions aura le Covid-19 sur la structure du marché de l’art contemporain ? Que pensez-vous des dernières aides du Gouvernement espagnol au secteur des arts visuels ? Vous paraissent-elles suffisantes ?
Le Covid-19 aura des répercussions très importantes sur l’histoire du monde de ce début de XXIe siècle. Impacts sociologiques, économiques mais aussi et surtout sur les modes de pensée, tout comme l’ont fait précédemment les deux conflits mondiaux, la crise de 29, Mai 68… Toute forme de crise implique une révolution. Nous ne savons pas encore quelles en seront les séquelles mais elles seront graves et demanderont que notre comportement, nos attentes, nos rêves demandent plus de solidarité, sacrifices, constance, énergie dans nos revendications. Il pourrait peut-être en ressortir un monde transformé vers des valeurs meilleures qui correspondent aux attentes principales de la population mondiale, de la jeunesse actuelle, révoltées contre les injustices, les principaux problèmes de l’humanité qui sont la pauvreté, le changement climatique, la violence, la cupidité du monde financier. Ces semaines de difficultés, de pandémie, de décès, de confinement ont prouvé l’élan solidaire que chacun porte en soi. Cela a naturellement un impact sur ma réflexion, sur mes décisions et mon engagement en tant que photographe.
Pour ce qui est de a structure du marché de l’art contemporain je ne possède pas les éléments pour prédire l’avenir. Je suppose que, comme dans toutes les crises économiques, il subira de grandes difficultés et des transformations. Je pense que le gouvernement à très clairement identifié la nécessité du collectif artistique d’un appui à la création, à l’éducation, aux institutions, au marché de l’art pour éviter l’hécatombe et la désertification, mais l’hémorragie générale dans l’édifice social est de telle envergure que je pense que ces aides tarderont à arriver. Je souhaite qu’elles puissent secourir ceux qui en ont le plus besoin.
Croyez-vous que le format traditionnel des galeries d’art va survivre à la crise économique provoquée par le Covid-19 ? Quels sont les agents du marché de l’art qui vont avoir le plus de poids dans ces deux prochaines années ?
Je n’en sais rien. Le monde est en perpétuelle évolution et le format traditionnel est appelé à changer. Ce qui est certain c’est qu’il y a une tendance exagérée à divulguer le travail des artistes par Internet et beaucoup de galeries, musées se vident de leur public, ce qui est dommage. Le travail d’un artiste se découvre avant tout à pied d’œuvre, in situ, en confrontation.
Avez-vous pensé à introduire une stratégie digitale pour la diffusion de votre œuvre ?
Aucune. Je ne suis pas sur les réseaux sociaux. Je suis sur le terrain. Priorités : travailler, découvrir, connaître, créer.
La crise économique du Covid-19 est-elle opportunité pour créer un syndicat d’artistes visuels en Espagne pour soutenir la créativité dans un secteur qui est déjà marqué par un haut degré d’informalité et de précarité ?
Je pense que le collectif artistique gagnera beaucoup en associant les nombreuses idées, les expériences, les revendications de chacun et cela si nous restons unis et solidaires, entre nous, mais aussi avec le reste de la société. Pour demain.