Adoré ou détesté, Manuel Fraga, décédé il y a peu à l'âge de 89 ans, a occupé durant 60 ans les arcanes du pouvoir, au prix d'un opportunisme politique sans états d'âmes. Tour à tour ministre de Franco, fondateur du Parti populaire, artisan de la transition puis président de la Communauté de Galice, que restera-t-il du dernier grand représentant de l'anti-politiquement correct ? Seul le temps définira sa place dans l'histoire du pays
(Photo Creative Commons Chesi - Fotos CC )
C'est le propre des hommes de pouvoir qui ont traversé les grandes époques de l'histoire de leur pays, sans que les changements de régime politique n'aient eu d'influence sur leur présence au premier plan : valoriser leur action s'avère complexe. "La rédaction de la nécrologie de Manuel Fraga est un véritable exercice de style", remarquait le 19 janvier dernier, Xosé Manuel Pereiro, dans une chronique pour le journal El País. Le dernier représentant politique de la période franquiste n'est plus. Se pose dès lors le problème de l'analyse de son parcours et de l'héritage laissé aux générations futures.
Ministre de la propagande sous Franco
Les médias espagnols, indépendamment de leur orientation politique, ont salué à son décès les facultés politiques de l'homme, capable notamment de rebondir à la chute de Franco, après avoir occupé le poste de ministre de la Propagande. Un sacré tour de force. Le premier dans un CV qui en regorge. On annonce alors la fin de sa carrière politique. Elle durera 36 ans de plus.
Voilà sans doute comment définir Fraga, en évoquant d'abord sa faculté d'adaptation hors norme. Après avoir occupé le poste de ministre du Tourisme (1962-1969), les technocrates de l'Opus Dei, au poids considérable dans le gouvernement franquiste, l'écartent en 1969, craintifs face à ce qu'ils considèrent comme une ambition démesurée. Fraga devient alors un critique du franquisme, de l'intérieur. Notamment à partir de 1973, quand il est nommé ambassadeur à Londres. Les problèmes de santé de Franco l'incitent à se préparer pour prendre en main la "Transition". Fraga multiplie les rencontres afin de se doter d'un carnet d'adresse conséquent. Pour être prêt le moment venu. A la mort de Franco, il devient ministre du Gouvernement (ce qui équivaut aujourd'hui au poste de ministre de l'Intérieur), sous les ordres d'Arias Navarro et travaille avec le roi Juan Carlos pour assurer la réussite de cette période difficile.
Les idées de Fraga se veulent alors tournées vers l'ouverture à la démocratie, mais dans les faits, l'opposition lui reproche un autoritarisme sans faille, avec notamment l'assassinat d'ouvriers et cette phrase, restée célèbre : "La rue est à moi". La principale déception de sa vie va survenir par surprise pour lui, lorsque le roi Juan Carlos nomme Adolfo Suárez González président du gouvernement, en 1976. Fraga en rêvait. La plus haute responsabilité de l'Etat, une ambition frustrée devenue un regret éternel.
José María Aznar lui succéde à la tête de l'Alliance populaire
Une fois encore, l'homme va rebondir. Il fonde quelques semaines plus tard l'Alliance populaire, un parti conservateur démocratique, avec à sa tête les "sept magnifiques", comme le nombre d'anciens ministres franquistes occupant les postes à responsabilité. Lorsqu'il décide d'abandonner la tête du parti, José María Aznar lui succéde. Plus tard, la formation deviendra le Parti Populaire, actuellement au pouvoir en Espagne.
Parti en retraite en Galice, dans les années 1990, il façonne alors la Communauté comme il aurait aimé orchestrer le pays. L'autonomie à outrance, contre laquelle il luttait sous Franco, s'organise en exemple de l'émancipation des régions. Fraga multiplie les voyages officiels, jusqu'à Cuba pour rencontrer Fidel Castro, en Lybie avec Khadafi et même en Iran afin de s'entretenir avec des ayatollahs.
Fraga, qui avait toujours promis d'être actif en politique jusqu'à son dernier souffle, quitte tout de même la gouvernance de la Galice, après trois mandats, à la suite du désaveu des urnes en 2005. Se termine ainsi une période de vif mécontentement social, conséquence de la marée noire du Prestige. L'homme, affaibli par des problèmes médicaux, se réfugie à Madrid, sur les conseils de ses filles, mais continuera ses activités de sénateur.
La fin d'une certaine manière de faire de la politique
Avec la mort de Fraga se termine une certaine idée de faire de la politique. Homme d'Etat, il était toujours resté un politique de terrain. L'anti-thèse du politiquement correct, aussi. Un homme capable de tous les excès, de l'écriture de 90 livres à l'incitation au défi physique d'ouvriers en grève. Pouvant reprendre un confrère politique devant les journalistes en pleine conférence de presse ou signaler à une députée que la seule chose intéressante qu'elle ait montré durant sa carrière aura été "son décolleté". Un monstre médiatique, qui aura traversé 60 ans de vie politique espagnole en restant aux avants postes.
L'héritage laissé par Manuel Fraga Iribarne ne se définira qu'avec le recul nécessaire. Sans doute sera-t-il bien différent en Galice du reste du pays. Mais comme systématiquement quand il s'agit de la période franquiste, la place qu'il occupera dans l'histoire espagnole sera fonction du clivage entre les deux visions de ce passé resté sombre. "Comment raconter Fraga aux enfants ?", se demandait Xosé Manuel Pereiro dans sa chronique d'El País ? Seul le temps apportera des éléments de réponse.
Benjamin IDRAC (www.lepetitjournal.com ? Espagne) Mercredi 25 janvier 2012
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