?Pas son genre? (?No es mi tipo?) de Lucas Belvaux (?38 témoins?), réalisateur belge établi en France, est le premier film français sorti à l´affiche en 2016 en Espagne. Lucas Belvaux nous a parlé, à Madrid, de cette émouvante histoire d´amour entre Clément, un jeune professeur parisien de philosophie, intellectuel et cultivé, et Jennifer, une belle et pétillante coiffeuse qui aime les romans à ?l´eau de rose? et le karaoké. La vie va les unir. Ils vont s´aimer mais cet amour durera-t-il? Un film très bien tourné, sensible, triste et amusant à la fois, sur l´influence complexe des barrières sociales et culturelles dans les relations sentimentales.
Lepetitjournal.com : Qu´est-ce qui vous a séduit dans cette histoire ?
Lucas Belvaux : En fait c´était assez singulier comme expérience, parce que j´ai entendu parler du livre qui est à l´origine du film, à la radio, un matin, pendant que je prenais le petit-déjeuner. La journaliste en parlait tellement bien qu´avant de lire le livre, j´avais déjà envie de faire le film. Je me suis précipité à l´ouverture de la libraire. J´ai lu le livre et l´envie est restée intacte (ce qui n´est pas toujours le cas d´ailleurs). En fait ce sont essentiellement les personnages qui m'ont intéressé. La grosse difficulté, c´est que le livre était un roman d´autofiction, raconté exclusivement du point de vue de l´homme. Je me suis demandé comment est-ce qu´il fallait faire ça. Est-ce qu´il faut une voix off ? Cela ne m´enchantait guère. J´étais aussi très gêné de filmer une histoire d´amour avec un tel déséquilibre de départ. J´avais envie de mettre les personnages à égalité. Je me sentais également proche des deux personnages à la fois sociologiquement, culturellement? Donc, voilà, pour moi, il n´y en a pas un qui a tort et l´autre qui a raison. Si en fait, il y en a toujours un qui a tort ou qui a raison, mais ce n´est pas toujours le même !
Pourtant, dans le film, on a la sensation que Clément est un personnage plus négatif que Jennifer.
C´est un effet quasi mécanique, parce que Jennifer est moteur dans l´histoire, dans sa vie surtout. Elle est beaucoup moins prédéterminée que Clément. Lui, finalement, est le reflet du monde duquel il vient. Ses parents étaient comme ça? Il s´est un peu rebiffé mais à peine. Il est, finalement, l´image assez fidèle qu´on attendait de lui. Elle, pas du tout. Elle est fille-mère, elle est divorcée, elle élève seule son enfant, elle doit travailler. Rien ne lui est donné. Par contre à lui, tout lui a été donné : il est beau, intelligent, riche. Il n´a plus grande chose à faire. Tandis que lui profite, elle est obligée de se prendre en main, de faire des choix et de se battre. C´est quelqu´un qui a décidé que sa vie serait heureuse quoi qu´il arrive et qui fait tout pour que ce soit le cas. Elle ne se plaint jamais. Si elle rentre dans un appartement qui ne lui plaît pas, elle le repeint. Le samedi, elle va chanter, mais, quand elle chante, il faut que ça soit beau, donc, elle répète avant et elle choisit des chansons difficiles (elle voit la variété comme un grand art)? Tout ce qu´elle fait, elle le fait bien et à fond. Donc, oui, c´est pour elle, qu´on a de l´affection. Clément est plutôt gâté mais ce n´est pas un méchant garçon. Je trouve qu´il n´est pas égoïste, il est plutôt généreux. Dans son côté pédagogue, que ça soit avec ses élèves ou même avec Jennifer, il écoute. Je pense que c´est ça aussi qui fait qu´elle va l´aimer encore plus. Ça va dépasser le coup de foudre. Quand il l´écoute, il l´écoute : il prend compte de ce qu´elle dit. Il ne lui parle pas comme à une dinde. Il n´a aucun mépris pour elle. Le problème c´est qu´il a une névrose : il est incapable d´aimer plus de 6 mois. Pour lui, à la fin de l´année scolaire, il rentrera à Paris et Jennifer restera là et ce sera fini. Il anticipe, parce que ça s´est toujours passé comme ça avec les femmes qu´il a connu. C´est un homme qui rend les femmes malheureuses.
Est-ce sa névrose ou surtout sa classe sociale qui influence Clément ?
C´est les deux. Mais sa névrose probablement vient de sa classe. Il ne peut pas présenter Jennifer à sa mère ou à son père. C´est impossible. En même temps, après la scène du Carnaval, à la fin du film, il prend conscience de ce qui arrive. Il lui faut un moment pour le digérer. Après, quand il arrive avec ses fleurs, hélas, c´est trop tard, mais il a compris : son problème avec les femmes vient du fait qu´il les choisit toujours dans son milieu. Et elles ne peuvent pas lui apporter grande chose : ils vont voir les mêmes films, ils aiment les mêmes musiques, les mêmes expositions, la même littérature? Qu´est-ce qu´ils ont à se dire ? Cela devient quelque chose de presque narcissique comme amour. Ce film, c´est aussi l´histoire d´un homme qui passe à côté de la femme de sa vie. La seule qui pouvait lui apprendre quelque chose, c´est Jennifer, mais il s´en rend compte trop tard.
Vous êtes Belge mais vous tournez en France. Pourquoi ?
Je vis en France depuis 35 ans. J´ai fait toute ma carrière en France. J´ai fait un seul film en Belgique. Je suis de culture française et quelque part, c´est plus facile. La production française est plus prolifique que la belge (encore que maintenant ça s´arrange un peu). Voilà, je fais ma vie en France. En Belgique, on est presque une province française, en tout cas, c'est vrai pour la Wallonie. On est plus proche de Paris que Marseille. C´est plus facile de venir de Charleroi à Paris que de Marseille. Pour ce film-ci, en particulier, raconter cette histoire-là en Belgique ce n´était pas possible parce que le rapport entre la province et la capitale n´est pas le même en Belgique. Il n´y a pas ce regard de Paris sur la province. Il n´y a pas ce côté ultra centralisé. Il y a plusieurs pôles culturels. En Belgique, ça circule beaucoup mieux.
Pourquoi avez-vous choisi pour le rôle de Jennifer, Emilie Dequenne, qui est d´ailleurs Belge ?
Je pense qu´il n´y en avait pas d´autre (rire). Je pense que c´était la meilleure pour le rôle. Non, c´est vrai qu´au début je ne suis pas allé directement vers Emilie parce que cela me paraissait trop évident. Je me méfie de l´évidence que va proposer l´acteur et qui souvent empêche d´aller plus loin. J´ai hésité puis un jour, je l´ai rencontrée. Elle avait lu le scénario et la façon dont elle m´a parlé a fait que je l'ai choisie. C´est une grande actrice et surtout, c´est une actrice qui travaille. C´est une actrice qui dépasse le rôle.
Votre film ?38 témoins? est un excellent symbole de l´égoïsme et de l´individualisme de la société actuelle. Comment avez-vous eu l´idée de le faire ?
C´est une drôle d´histoire. Au début, c´est l´acteur Yvan Attal qui m´a apporté un roman de Didier Decoin qui s´appelle ?Est-ce ainsi que les femmes meurent ?? et qui est construit sur l´histoire vraie de Kitty Genovese, assassinée à New-York en 1964, dans le Queens, au cours d'un meurtre où il y a eu 38 témoins. Et, ce qui est encore pire, c´est que ça s´est déroulé pendant un temps très long, une demi-heure. Ces témoins auraient pu la sauver, mais personne n´a rien fait ! Finalement, au bout d´une demi-heure, il y a quelqu´un qui appelé la police? Mais enfin, après une demi-heure ! Et ?la non-assistance à personne en danger?, qui est punie en France, ne l'est pas aux Etats-Unis. Ce qui fait que les témoins ont parlé tout de suite mais ils n´ont rien fait au moment où ça s´est produit. Ce qui était invraisemblable parce que l´assassin a commencé par tirer 3 coups de feu sur elle, il lui a arraché le téléphone, il est parti, il est revenu 10 minutes après? Il s´est rendu compte qu´elle se traînait dans la rue, il l´a rattrapée. Une horreur ! Et, elle, elle appelait au secours? Donc, Yvan Attal m´apporte le livre et me dit qu´il veut faire le film avec moi. Je ne voyais pas comment on pouvait l´adapter. Finalement, on s´est lancés. Je ne voulais pas faire un film d´époque ou un film sur un serial killer ou sur une victime, ni un film choral de tous les témoins. Le film est une fausse adaptation du livre, mais en même temps assez juste. On a tourné au Havre. La ville a structuré le scenario. C´est une belle ville, très cinématographique, presque théâtrale, d´ailleurs. Il y avait la mer et ça permettait d´ouvrir sur des métiers intéressants. C´est un film que j´aime bien !
Préparez-vous un nouveau film ?
Je suis en pré-production. Ça sera un film plutôt politique sur ce qui se passe actuellement en France, sur la montée de l´extrême droite dans les milieux populaires, comme un paradoxe, mais pas tant que ça. Le scénario est écrit et je tournerai avec Emilie (Duquenne). J´espère tourner en mai et le film devrait sortir avant les élections de 2017.
Membre-électeur de l´Académie Francophone du Cinema (Association des trophées francophones du cinema) qui décerne chaque année dix prix dédiés au cinema des pays de la francophonie. Collaboratrice comme critique de cinéma dans plusieurs magazines : "Estrenos", "Interfilms" et "Cinerama". Envoyée spéciale à des festivals de cinéma en France pour les journaux "Diario 16" et "El Mundo". Jury du Prix du CEC (Círculo de Escritores Cinematográficos) au Festival international de Cinéma de Madrid (1997). Actuellement membre du CEC et critique dans cinecritic.biz et lepetitjournal.com





