Il y a des dates d'anniversaires que les Madrilènes auraient préféré ne jamais avoir à célébrer, mais chaque année la réalité les rattrape? Le 11 mars 2004, Madrid était la cible d'un attentat terroriste sans précédent. La date revient, grave et singulière. Cette année encore, tous rendent hommage à la mémoire des 191 victimes des attentats du 11-M. Cette année, il y a 10 ans déjà qu'ils ont perturbé la vie paisible de la capitale espagnole, entrainant avec eux le basculement de centaines de vies, de blessés, de familles et de proches de victimes. Quatre Français de Madrid reviennent sur ce triste évènement, ce qu'ils faisaient, où ils étaient. Le temps d'un court témoignage, ils ont décidé de se souvenir pour rendre hommage à ceux qui ont tragiquement perdu la vie.
(Photo CC Felipe Gabaldón)
Jeudi 11 mars 2004 aux alentours de 7h40, dix bombes, placées dans les trains de banlieue madrilènes, explosent presque en simultané dans la gare d'Atocha, et les stations de train de banlieue d'El Pozo del Tio Raimundo, de Santa Eugenia et de Calle Téllez. Cet attentat, décrit comme l'un des plus meurtriers d'Europe, a emporté avec lui la vie de 191 personnes, blessant près de 1.800 passagers. Parmi les défunts, Marion Cintia Subervielle alors âgée de 30 ans est la seule victime française. Maman d'une petite fille, elle travaillait à la Bibliothèque nationale comme interprète, rapportait alors le portail commun d'El Pais, de la Cadena Ser et de Canal+, La Matanza del 11M.
Dans les premiers temps, le gouvernement de José Maria Aznar (Parti Populaire) alors au pouvoir désigne le groupe séparatiste basque ETA comme potentiel coupable. Mais très vite, la thèse de l'attentat terroriste islamiste prend le dessus. Celle-là même qui sera retenue par la Justice espagnole. Dix ans plus tard, le spectre des attentats du 11M plane encore sur la ville. Un poids que les Madrilènes peinent à oublier. Justine, Saida, Pierre et François, Français d'Espagne, ont tous les quatre accepté de témoigner. Ils racontent ce qu'ils ont ressenti en ce moment tragique.
Justine : ?Rage, impuissance et trahison... ?
?J´avais 23 ans, je suivais des cours d´art dramatique le matin et mes études de journalisme l´après-midi. Ce jour-là comme à mon habitude, je me rendais à l´école de théâtre en métro, ligne 1. Arrivée à la station de Sol, nous avons été avertis d´un problème sur la ligne. Je suis descendue et une fois à l´extérieur, j´ai ressenti une étrange sensation. Tout était désert et silencieux. A cette heure-là, ce n'était pas normal. J´avais un peu de temps avant mes cours et je pouvais y aller en marchant, je me suis alors arrêtée devant un magasin, Top Shop -je me souviens parfaitement-. Je suis rentrée...personne. Dans le magasin, la radio, pas de musique, juste un flash info. Je comprenais à peine ce qui était dit mais je savais que quelque chose était arrivé. C'est seulement une fois à l´école de théâtre que j´ai appris la triste nouvelle. C´était la panique ! La secrétaire essayait de joindre tous les élèves par téléphone pour savoir s´ils étaient ou non dans les trains. D'abord un moment d´angoisse puis un profond soulagement, tout le monde va bien. Nous étions tous sous le choc.
Je ne connaissais personne de ce train, mais comme beaucoup de Madrilènes, j'ai manifesté dans la rue contre l´ETA un jour de pluie. Madrid pleurait ses victimes. Pancarte à la main, j´étais convaincue qu´il s´agissait d´un acte de terrorisme de l'ETA, comme tout le monde d'ailleurs. C´est ce que le gouvernement nous avait assuré, c´est ce que disait la police. Il n'y avait pas d´autre hypothèse. Ce fut incroyable de voir une telle quantité de gens unis pour une cause unique. C'était tout simplement bouleversant. Et petit à petit, j´ai appris comme d´autres que l´ETA n´était pas derrière ces attentats. Il s´agissait d´un groupe d´islamistes d´ Al Qaeda. Mes sentiments ? Rage, impuissance et trahison... Pas étonnant que le Parti Populaire (PP) ait perdu les élections juste après. ?
Saida : ?Dix ans plus tard, je garde en mémoire la solidarité des Espagnols ?
?J'étais en Espagne en tant qu'assistante de langue à Malaga en 2003 et 2004. Le 11 mars 2004 j'étais chez moi. C'était avant d'aller travailler, je me souviens d'avoir allumé la télé au moment de prendre mon petit déjeuner. J'ai eu du mal à réaliser. Lorsque j'ai découvert les images à la télévision, je me suis d'abord demandé si c'était bien réel. Puis, j'ai ressenti une profonde tristesse, j'ai même versé quelques larmes devant les conséquences horribles de cet attentat. Mais je me souviens surtout de l'incompréhension générale, on ne savait pas exactement ce qu'il s'était passé, on ne connaissait pas encore les responsables.
A la veille des élections, le Parti Populaire (PP) a voulu faire croire qu'il s'agissait d'un attentat de l'ETA, les Espagnols se sont sentis trompés et manipulés. Leur colère était palpable. Et puis la Justice a finalement fait son travail, les coupables ont été arrêtés. Dix ans plus tard, je garde en mémoire la solidarité des Espagnols, les manifestations qui ont eu lieu partout en Espagne afin de rendre hommage aux victimes du 11-M. Tous les 11 mars, j'aurai forcément une pensée pour les familles qui ont perdu un des leurs dans cet attentat. Se souvenir des victimes, rendre hommage aux familles des disparus c'est primordial.?
Pierre : ?Peu à peu la colère a remplacé le choc?
?Ce matin là j'étais en train de faire le petit déjeuner pour mes enfants, dans la cuisine, avant de les conduire au lycée. J'écoute toujours les infos sur ?Cadena SER'. La nouvelle des attentats à naturellement pris toute l'attention. J'étais en état de choc, comme lorsque nous avons vu en direct à la télévision les avions s'écraser contre les tours à New York le 11 Septembre 2001. Une sensation d'irréalité tout en sachant au fond que c'est bien vrai et qu'il y a des centaines de personnes tuées et blessées sur les rails et dans les trains. Des dizaines de mères, de pères, de fiancés, de frères, de s?urs et de maris appelant les téléphones portables de leurs proches qui ne répondent pas. Aussi absurde que cela puisse paraitre j'ai également ressenti un sentiment de culpabilité à être là, bien au chaud dans ma cuisine, rassurante et tellement ?lointaine' de l'irrémédiable catastrophe qui venait de s'abattre sur des centaines de familles espagnoles.
Peu à peu la colère a remplacé le choc. Colère envers le gouvernement espagnol qui s'était embarqué sans aucune raison logique, économique, historique ou stratégique dans des aventures guerrières et interventionnistes ne pouvant que mal se finir. Et ce, sans mesurer les risques de répliques et d'attentats sur son propre territoire. Colère aussi contre les auteurs de l'attentat qui frappent en aveugle sur une population qui n'a pas décidé de la participation de l'Espagne en Irak. De même, je considère vraiment honteux que certaines personnes continuent à prétendre que les attentats ont été commis par ou avec la participation de l'ETA et ce malgré le fait d'avoir retrouvé les auteurs matériels des attentats.?
François : ?La Justice n'a pas pu et ne peut toujours pas mener à bien l'enquête?
?Je finissais de prendre mon petit-déjeuner, prêt à partir au travail quand on m'a appelé sur mon portable. A vif, surprise totale et incompréhension. Et puis, quand j'ai su que c'était sur des lignes que je prenais régulièrement auparavant, cela a amplifié ma réaction.
Dix ans plus tard, la Justice n'a pas pu et ne peut toujours pas mener à bien l'enquête, l'interventionnisme politique et médiatique ne le leur permettant pas. J'attends de voir quelles seront les réactions politiques en un moment aussi tendu que celui-ci. Si le devoir de mémoire est pourtant évident, la politisation des commémorations rend les cérémonies relativement désagréables. Et les attentats, loin d'être un tabou, sont encore un sujet polémique. Il n'a pas engendré de sentiment d'union, sinon, des considérations partisanes, la polémique, des discours politisés. Finalement ce n'est qu'un reflet de l'état de la politique et de l'opinion publique en Espagne où tout est sujet à polémique et à discorde. C'est un reflet de la crispation de la société espagnole : que l'on parle de la crise, de football, des attentats du 11M, de la place de l'Espagne dans l'Union Européenne, etc. Cela fait partie du système politique espagnol et de sa relation avec la société civile, tout est rabâché à la satiété, reproché, analysé. Nous n'en sortirons jamais.?
Laura LAVENNE (www.lepetitjournal.com/madrid) mardi 11 mars 2014
Inscrivez-vous à notre newsletter gratuite !
Suivez nous sur Facebook et sur Twitter