Bertrand Mangano, actuel président de la French Tech Lisbonne, partage son parcours d’expatrié et ses conseils avec les entrepreneurs qui souhaitent s’installer au Portugal.


Portrait incontournable de l’écosystème tech franco-portugais, Bertrand Mangano vit à Lisbonne depuis 2016, après un parcours d’expatrié entre la France et l’Angola. À la tête de son propre cabinet de conseil en recrutement, il œuvre également à connecter les talents à travers son rôle à la French Tech, mais aussi via La Peña, un réseau d’entraide entre entrepreneurs. Créée en 2009 à Barcelone, La Peña s’est implantée à Lisbonne où elle réunit chaque mois une trentaine de dirigeants d´entreprises autour d’un déjeuner convivial, propice aux échanges et connexions.
Un entrepreneur qui connaît bien le Portugal et qui nous livre une vision critique et enrichissante du marché et même du modèle portugais.
Lepetitjournal.com : Pouvez-vous vous présenter et revenir sur votre parcours d’expatrié ?
Bertrand Mangano : Je suis diplômé en ingénierie informatique, même si je n’ai jamais vraiment exercé comme ingénieur. J’ai commencé ma carrière par dix années de consulting à Paris, notamment dans le recrutement et comme chasseur de têtes. Ensuite, j’ai passé huit années en Angola, où j’ai dirigé un centre de formation professionnelle. En 2015, l’idée de revenir à Paris ne me séduisait pas. Grâce à mes liens tissés avec la communauté portugaise via l’Angola, j’ai choisi de m’installer à Lisbonne en 2016.
Qu’est-ce qui vous a attiré au Portugal à ce moment-là ?
C’est avant tout la qualité de vie. Après Paris, où tout allait très vite, et l’Angola où les infrastructures étaient limitées, je cherchais un juste milieu. Lisbonne offrait alors un équilibre idéal : une ville à taille humaine, vivable à pied, riche culturellement et à proximité de la France. À cette époque, le coût de la vie y était bien plus bas, l’environnement plus authentique. Mon objectif était de créer une équipe multilingue capable de travailler à l’échelle européenne depuis le Portugal. Ce n’était pas une vision stratégique très calculée, mais plutôt un projet de vie et une opportunité à un moment donné. En aucun cas j’ai été visionnaire en ce qui concerne ce que pouvait devenir le Portugal. D´ailleurs je ne sais pas s´il y a des gens qui ont pu imaginer, quand on voit le prix de l’immobilier, c’est assez hallucinant, je ne pense pas qu’on pouvait le prévoir.
Vous aviez donc un projet entrepreneurial dès le départ ?
Je voulais monter une équipe de recrutement multilingue qui était capable de couvrir l’Europe et d’opérer à distance à partir du Portugal. Le problème, c’est qu’à l’époque, les clients voulaient encore nous rencontrer physiquement. J’ai donc ouvert des bureaux à Paris, Porto et Barcelone. Mais après le covid, les choses ont changé. Aujourd’hui, mes meilleurs clients sont américains ou asiatiques, et je ne les ai parfois jamais rencontrés. Le modèle que j’imaginais en 2016 lorsque j´ai ouvert mon cabinet fonctionne désormais, mais dans un écosystème qui a profondément changé.
Spécialiste de recrutement dans la tech depuis plus de vingt ans j’accompagne, aujourd´hui, des structures en forte croissance dans leur organisation, la structuration des équipes, la grille de salaires et d´autres. J’apporte aussi mon expérience internationale, notamment sur les questions d’implantation à l’étranger. Je travaille surtout pour débroussailler un marché.
Comment voyez-vous l’évolution de Lisbonne depuis votre arrivée ?
En termes de business, l’environnement est plus favorable pour le travail à distance. Mais côté qualité de vie, de mon point de vue, Lisbonne a énormément changé. Les loyers ont triplé, les quartiers se sont gentrifiés, et la ville a perdu en accessibilité. Le Portugal reste attractif, mais ce n’est plus la terre d’opportunités qu’on a connue il y a quelques années.
Quels sont les points importants, selon vous, que des entrepreneurs français qui souhaitent encore s’installer au Portugal doivent prendre en compte ?
Le Portugal reste une porte d’entrée intéressante, mais il ne faut pas venir en pensant y faire des économies à tout prix. Aujourd’hui, le vrai défi, c’est le logement. Il devient difficile de recruter des talents si les gens ne peuvent plus vivre ici. Il faut arriver avec un projet solide et une certaine marge de sécurité financière. De mon côté je les aide à comprendre le marché, à structurer leur offre, leur équipe, leur stratégie commerciale. Pour les aspects juridiques, je les oriente vers les experts locaux.
Quel est votre point de vue sur l’écosystème tech portugais actuel ?
Selon moi, le Portugal a réussi un coup de maître en termes de marketing, à l’époque, notamment avec l’accueil du Web Summit. Il est sorti de l’ombre et il a su se positionner. Mais aujourd’hui, on est peut-être sur un plateau. Il y a une guerre mondiale des talents, et le pays doit relever des défis importants : montée des salaires, attractivité résidentielle, compétitivité fiscale… Les grandes années d’installation opportuniste sont derrière nous. Le marché portugais est petit : une start-up qui réussit doit très vite penser à l’international.
Le French Tech Lisbonne collabore-t-elle avec Start-up Portugal ?
StartUp Portugal est un peu notre équivalent local. On entretient un lien régulier avec Start-up Portugal, tout comme avec AICEP, l’équivalent local de Business France.
On travaille régulièrement avec StartUp Portugal en coorganisant des événements, des visites de la Unicorn Factory qui se trouve au Beato innovation district, et plus récemment, le board de la French Tech a participé au jury pour sélectionner les start-up portugaises qui iront à Viva Tech. VivaTech, contrairement au Web Summit, attire davantage de grandes entreprises et reste selon moi plus accessible pour les start-ups. Sachant qu’au niveau des Start-Up, les avantages qu’on pouvait avoir avec le Golden Visa restent intéressants, mais les conditions d´obtention se sont resserrées fortement.
Quels sont, selon vous, les secteurs porteurs au Portugal ?
On voit des dynamiques intéressantes dans les smart cities, la medtech, l’intelligence artificielle, et bien sûr le tourisme. Il y a aussi de gros projets d’installation de data centers. Dans l’industrie, on peut trouver des offres intéressantes dans l’arrière-pays, où il y a l’espace, des conditions favorables et des gens qui peuvent aider à l’installation. Mais une start-up portugaise, pour se développer, devra forcément viser l’export. Le Portugal sert souvent de laboratoire, car le marché local est limité.
Avez-vous constaté une évolution dans le profil des entrepreneurs ?
Avant le Covid, on voyait beaucoup de start-ups "from scratch", souvent deux amis qui lançaient un projet tech ensemble, ou des digital nomades attirés par la créativité ambiante. Avec la pandémie, on a vu arriver davantage de chefs d’entreprise, parfois à la tête de structures déjà bien établies, qui sont venus s’installer ici. Beaucoup de centres techniques se sont aussi installés. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que le Portugal soit encore la meilleure destination pour monter une start-up. Il y a une pression immobilière très forte avec l’arrivée massive d’investisseurs étrangers pour qui payer 3.000 euros de loyer n’est pas un problème. Ça fait grimper les prix, et ça crée un vrai déséquilibre.
Quels défis voyez-vous pour les prochaines années à venir pour le Portugal ?
Le pays doit retrouver un modèle d’attractivité durable. À Barcelone, beaucoup de jeunes expatriés sont restés, se sont intégrés. Alors qu´à Lisbonne, la population arrivante est souvent plus âgée, avec des familles, et reste plus volatile. Beaucoup repartent après deux ou trois ans, et puis avec la fin du régime fiscal RNH, on voit clairement une vague de gens qui repartent.
Il y a aussi un vrai problème d’intégration : peu de Français parlent portugais, ce qui rend l’embauche locale difficile. Les entreprises qui s’installent ici échouent parfois à recruter, surtout si elles cherchent des profils francophones uniquement. Donc soit, on intègre une boîte française, soit on crée son propre business, mais cela reste difficile. En parallèle, les salaires sont plus bas qu’en Espagne, alors que le coût de la vie augmente fortement.
Vous avez récemment lancé une nouvelle initiative qui mélange tech et restauration. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est un projet qui s’appelle Bon APP’. C’est une application qui marche comme un abonnement annuel et qui permet d’obtenir 50% de réduction dans chaque restaurant partenaire, une fois par an (hors jours spéciaux, jours fériés, menus du jour etc). L’idée est née du constat que même les locaux ne connaissaient que peu les restaurants autour d’eux. C’est un projet tech avec une logique grand public, pas seulement francophone et l’application est amenée à s’étendre dans d’autres villes.
Finalement, quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui veut s’installer au Portugal ?
La pire erreur c’est de venir sans avoir étudié le terrain au préalable. Avant de s’installer, il faut se poser des questions concrètes :
- Est-ce qu’il y a les bons profils sur place ?
- Quelle est la réalité des salaires dans le secteur visé ?
- Est-ce que mon projet est compatible avec les niveaux de rémunération locaux ?
Il ne faut pas hésiter à demander à des experts locaux de faire une petite étude de rémunération ou de marché. Et choisir sa ville pour ses opportunités économiques, pas juste pour la qualité de vie. Car on ne bâtit pas une économie durable sur le seul argument du « ce n’est pas cher », parce qu’un jour ou l’autre, il y aura toujours moins cher. Le bassin méditerranéen entier offre du soleil et une bonne qualité de vie. Il faudra donc que le Portugal reste compétitif, pas seulement sur l’image, mais aussi sur le fond.

















