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Exposition - Yto Barrada, la désobéissance du langage

Vue de l'expositionVue de l'exposition
Écrit par Lucie Etchebers-Sola
Publié le 20 février 2019, mis à jour le 20 février 2019

Le Musée de la Fondation Gulbenkian expose jusqu’au 6 mai le travail de la photographe, vidéaste et plasticienne Yto Barrada. Son point de départ ? La figure singulière de l’ethnologue Thérèse Rivière qui va l’emmener bien plus loin que les montagnes fauves d’Algérie.

 
Entre l’Afrique et l’Europe

En 2017, le Musée de la Fondation Gulbenkian inaugurait l’Espaço Projeto, un espace dédié aux artistes contemporains portugais et internationaux. Cette année, cet espace est destiné à accueillir des projets ayant pour thématique les relations intercontinentales entre l’Europe et l’Afrique. Jusqu’au 6 mai prochain, l’artiste franco-marocaine Yto Barrada investit les lieux avec son exposition "Moi je suis la langue et vous êtes les dents" qui nous emmène sur les traces de l’ethnologue française Thérèse Rivière (1901-1970) qui a étudié la culture berbère en Algérie dans les années 1930. Entre 1935 et 1936, Rivière collecte matériaux et objets de la vie quotidienne des Chaouis, une ethnie berbère originaire du massif de l’Aurès, dans l’Est algérien. L’ethnologue remplit aussi des dizaines de carnets, prend des milliers de photographie et rapporte autant de dessins. Une grande partie de son travail a été oubliée, effacée, après que des séjours répétés dans des hôpitaux psychiatriques aient entravé sa carrière. Une partie de ses recherches ont toutefois été conservées et se trouvent aujourd’hui au Musée du Quai Branly à Paris. Cette exposition offre à voir quelques rares objets rapportés par l’ethnologue, photographiés et mis en scène par Yto Barrada.
 

Réalité ou fiction ?

Ce sont ces récits réduits au silence, singuliers et souvent tragiques, qui intéressent Yto Barrada. Comme une forme de résistance, elle ressuscite ce qui a été englouti, réécrit les histoires et entraîne les visiteurs dans un va et vient inextricable de récits constitués de souvenirs personnels ou appartenant à la mémoire collective. Le film Hand-Me-Downs (2011) est l’une des œuvres les plus représentatives de cette construction d’artéfacts narratifs qui caractérise son travail. Elle y raconte des souvenirs d’enfance, tous plus saugrenus les uns que les autres, tout en projetant des images d’archives amateurs tournées au Maroc ces cinquante dernières années. Ni la véracité des histoires qu’elle raconte, ni l’origine des images n’est vérifiable. Quant à leur corrélation, elle est équivoque. Barrada nous perd dans sa réalité, sa réappropriation des choses, et ne nous laisse pas d’autre choix que de la croire sur parole.
 

Hand Me Downs
Hand Me Down

Le pouvoir de la langue

Yto Barrada se sert encore de son passé familial dans le film Tree Identification for Beginners (2017), où elle couple des images de jouets éducatifs avec des voix off – c’est sa mère qu’on entend, elle raconte les turbulences de l’été 1966 et l’émergence du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis. À nouveau dans The Telephone Books (2010), elle rapporte une anecdote familiale par la photographie cette fois. Sur le mur, deux images du répertoire téléphonique de sa grand-mère maternelle, illettrée, qui avait inventé un moyen mnémotechnique graphique et primitif pour consigner ses conversations téléphoniques. Que ce soit Thérèse Rivière, sa mère ou sa grand-mère, les figures féminines sont omniprésentes dans le travail d’Yto Barrada. Pour la série Untitled (After Stella) (2018), elle a assemblé des patchworks avec des bouts de tissus teints à la main par d’autres femmes, et inspiré des toiles de la série "Morocco" (1964-1965) du peintre américain Frank Stella. Une façon pour elle d’interrompre un récit essentiellement raconté en Occident par des hommes : celui de l’Histoire de l’Art. Une façon aussi de prendre la parole là où le silence était établi. Thérèse Rivière a écrit dans un de ses carnet de route le début d’un conte Chaoui : "Moi je suis la langue et vous êtes les dents". Pour la vieille femme qui racontait l’histoire, "la langue" c’était le pouvoir.
 
 
Infos pratiques :
Yto Barrada, "Moi je suis la langue et vous êtes les dents", au Musée Calouste Gulbenkian, du 8 février au 6 mai 2019. 10h-18h, fermé le mardi. Entrée libre.

 

Publié le 20 février 2019, mis à jour le 20 février 2019

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