L'écrivain, cinéaste et dramaturge Philippe Claudel présent à Lisbonne pour la Foire du Livre a présenté la nouvelle édition de son roman « le Rapport de Brodeck », récemment adapté en bande dessinée.


A l'occasion de la réédition portugaise du roman Le Rapport de Brodeck, Philippe Claudel est venu à Lisbonne début juin. Il a participé à plusieurs événements : une présentation de son roman à la Foire du Livre de Lisbonne le 6 juin au Parc Eduardo VII. Auparavant, un échange autour de son adaptation en bande dessinée avec Pedro Moura le 4 juin à l'Institut Français et la présidence du jury du Choix Goncourt du Portugal le 5 juin, qui a désigné Gaël Faye, lauréat de l'édition 2025 avec son roman Jacaranda.
Philippe Claudel, un écrivain passionné
Né en 1962 en Lorraine, à Dombasle-sur-Meurthe, Philippe Claudel a été fortement influencé par les conséquences de la Seconde Guerre Mondiale, en raison de sa proximité géographique avec l'Allemagne. Après un baccalauréat scientifique, il se tourne finalement vers des études littéraires en littérature, histoire de l'art et cinéma, encouragé par sa femme. Après son obtention de l'agrégation en Lettres Modernes et sa thèse en littérature française, il se consacre à l'enseignement auprès d'enfants malades, puis dans les prisons. C'est en 2007 qu'il publie Le Rapport de Brodeck, roman qui marquera un tournant dans sa carrière.
Le Rapport de Brodeck suit le personnage de Brodeck, survivant d'un camp de concentration, qui revient dans son village. Celui-ci est chargé d'écrire un rapport sur un crime commis dans la communauté, qui va révéler les secrets de cette dernière, notamment la culpabilité, la lâcheté et l'ambiance xénophobe y régnant. Le roman aborde les thèmes de la survie, de l'identité et des secrets enfouis. Le roman a reçu le Prix Goncourt des lycéens en 2007 et est reconnu pour son exploration des conséquences de la guerre.
Lepetitjournal est allé à la rencontre de l'écrivain, pour en savoir plus sur sa venue à Lisbonne et la nouvelle édition de son roman.
Tous les arts me nourrissent pour écrire aussi. C'est donc naturel que certains de mes livres deviennent à leur tour matière à d'autres créations.
Pour revenir sur le débat que vous avez eu avec Pedro Moura, comment avez-vous réagi quand on vous a proposé d'adapter Le Rapport de Brodeck en bande-dessinée ?
Il faut savoir que Le Rapport de Brodeck a connu de nombreuses vies depuis sa publication en 2007. Il est encore lu aujourd'hui, étudié dans les lycées, à l'université et traduit dans plus de quarante langues. Il a été adapté plusieurs fois au théâtre, en lectures scéniques, récemment en bande dessinée et la Belgique en a même fait un opéra, l'année dernière. Voir ce livre continuer à vivre à travers d'autres formes artistiques est à la fois troublant et passionnant. Quand Manu Larcenet m'a contacté pour m'expliquer son projet de BD, il m'a immédiatement convaincu. Je lui ai dit oui, sans même le connaître, avec la condition que je n'interviendrais à aucun moment dans son travail. Quelques semaines plus tard, il m'a envoyé ses premières planches, que j'ai trouvées magnifiques. C'est la règle que je me fixe pour toutes les adaptations, que ce soit théâtre, opéra, je laisse une totale liberté. Parfois je refuse, comme pour l'adaptation cinématographique du rapport de Brodeck, mais quand j'accepte, ce qui m'intéresse c'est de voir comment les autres s'approprient le texte. Je n'ai ni attente, ni exigence, juste de la curiosité.
Qu'est-ce qui vous a motivé à venir au Portugal et à discuter avec Pedro Moura le 4 juin ?
Je suis ici pour deux raisons : d'abord le choix Goncourt du Portugal qui est l'occasion d'accompagner de jeunes lecteurs et célébrer la littérature grâce au soutien de l'Institut Français et de l'Ambassade. Puis il y a aussi la réédition de Brodeck, publié il y a longtemps au Portugal et repris récemment par une nouvelle maison d'édition, Val d'Europe, qui s'accompagne de rencontres, d'interviews et de la Foire du Livre. La conversation avec Pedro Moura initialement centrée sur la BD s'est rapidement ouverte à d'autres sujets. Pour moi c'est toujours enrichissant de parler de la pratique artistique et de voir comment les arts se nourrissent mutuellement, car finalement tous les arts me nourrissent pour écrire aussi. C'est donc naturel que certains de mes livres deviennent à leur tour matière à d'autres créations.
Brodeck est une figure née d'une lente maturation, qui en fait plus une synthèse qu'un portrait.
Quelles ont été vos principales sources d'inspiration pour Le Rapport de Brodeck ?
Le point de départ remonte à mon enfance, en France, près de la frontière allemande. Très tôt, j'ai été confronté à la mémoire des conflits qui ont déchiré nos deux pays, et à cette question : comment un peuple civilisé peut-il sombrer dans le meurtre de masse ? J'ai voulu traiter ce sujet sous forme d'allégorie, sans citer de noms, de périodes précises, sans dire le mot nazi par exemple, pour montrer que ces dérives, hélas, se répètent, hier comme aujourd'hui, comme on l'a vu au Rwanda ou à Gaza. Cela aurait été trop simple de dire que cela s'est passé entre 33 et 45, en Allemagne, que c'était de la folie mais que maintenant c'est terminé. L'homme n'est jamais décevant dans le pire, et c'est cela que j'ai voulu interroger. Brodeck n'est d'ailleurs pas basé sur une personne réelle, il est le fruit d'un long travail d'accumulation : de lectures, de témoignages, de rencontres. C'est une figure née d'une lente maturation, qui en fait plus une synthèse qu'un portrait. D'ailleurs, j'ai tellement pris du temps à écrire ce livre qu'à un moment je me suis demandé très sincèrement après la publication si j'allais continuer à écrire. Je pensais que je n'aurai plus rien à dire après, mais c'est bien faux, il y a toujours des choses à dire.
Comment percevez-vous aujourd'hui la résonance des thèmes abordés dans Le Rapport de Brodeck, notamment en Europe ?
J'écris des choses très différentes les unes des autres et ce qui distingue Le Rapport de Brodeck ou Les âmes grises par exemple, c'est que c'est un roman avec un faux contexte, où on ne sait pas exactement où, ni quand cela se passe. Ce roman fait partie d'une catégorie de livre où ce sont des sortes de paraboles, qui abordent des questions très actuelles : le rapport à l'autre, la tentation génocidaire, la capacité effrayante qu'a l'Homme à tuer son voisin. Ces violences ne datent pas d'hier et malheureusement persistent dans le temps et encore aujourd'hui.
D'un autre côté, j'écris aussi sur l'actualité directe. Mon dernier livre Wanted, est un roman dystopique ancré dans le présent et où l'on croise des personnages actuels tels que Trump, Poutine ou Musk. Je l'ai écrit dans l'urgence en mars, car je ressentais le besoin de répondre à l'absurdité du monde actuel. Ce roman, c'est une forme de résistance, un coup de pied au fond de la piscine pour remonter respirer. J'ai utilisé l'humour, ce que je ne fais pas souvent, comme une arme de défense pour redonner de l'énergie à ceux qui, comme moi, se sentent sidérés. Je me dis que la littérature peut et doit faire quelque chose. Elle doit remettre les choses en place, montrer l'absurdité de certaines décisions ou de ces êtres, de façon à redonner une énergie vitale à nos lecteurs.
Pensez-vous que la bande dessinée permet de toucher un public plus large ?
Plus large, je ne sais pas, mais différent oui. Il y a des lecteurs qui ont découvert l'histoire par la BD, sans jamais lire le roman, et au contraire d'autres commencent par le roman, comme d'autres lisent les deux. Dans tous les cas, cela permet d'élargir le spectre des lecteurs.
Et concernant le public portugais ?
Pour le public portugais, je ne sais pas encore précisément car je n'ai pas encore eu l'occasion d'en discuter avec des lecteurs et lectrices d'ici. Cependant, je sais qu'il existe des questions universelles, qui reviennent partout où je vais, et que Brodeck aborde. Des préoccupations fondamentales qui traversent les cultures. Quand on écrit des récits proches des mythes modernes, ce sont des histoires qui parlent à tout le monde, que l'on soit Portugais, Français ou Japonais. Avec Brodeck, cela m'a étonné que ce livre continue d'être encore lu près de vingt ans après la publication. Mais c'est sûrement parce que les questions qui y sont posées sont malheureusement toujours actuelles et que les lecteurs d'aujourd'hui quand ils lisent Brodeck, doivent le comprendre à travers de ce que nous vivons en Ukraine, en Palestine ou ailleurs.


















