Si les migrations chinoises sont anciennes, elles ne devinrent significatives qu’à partir du XIXe siècle. En cause, la situation générale de la Chine d’alors - accroissement démographique, misère paysanne, agressions étrangères – mais aussi l’expansion coloniale européenne vers l'Asie du Sud-Est qui suscita un besoin en main-d'œuvre, dans un monde où l’esclavage disparaissait.
Les principaux groupes ethniques de la province de Kalimantan-Ouest sont les Malais des rivages, les Dayaks de l’intérieur et les Chinois. Ces derniers, surtout originaires du Fujian et du Guangdong, sont d’ethnies Teochew et Hakka. Ils représentent 37 % de la population de Singkawang et 24% de celle de Pontianak, les deux villes les plus importantes.
Le XVIIIe siècle vit le développement des mines d’or de l’arrière-pays de Bornéo-Ouest. Singkawang n’était alors qu’un village mais se fit rapidement la plaque tournante du commerce du précieux minerai, le lieu aussi où on se reposait et faisait souche. De ses origines, la ville a gardé un petit air de décor de films d’antan, avec ses rues droites, ses « shophouses » aux galeries protégeant les passants des intempéries. Mais le trait le plus marquant est son grand nombre de pagodes qui lui vaut son surnom de la « Ville aux mille temples ». Elle est le passage obligé pour qui s’intéresse aux traditions chinoises, et en particulier celles liées au Nouvel An.
Cap Go Meh : origine et histoire en Chine
C’est le dernier maillon des célébrations du Nouvel An chinois, bien que ses origines soient floues. Il s’agit peut-être d’un ancien rituel de vénération des astres mais qui fut longtemps limité à la cour. Le festival se déroulait la nuit et lui valut son nom de « Festival des Lanternes ». À la fin de la dynastie Han, Cap Go Meh s’est répandu parmi le peuple et les lampions furent très prisés. Mais chaque dynastie y ajouta sa propre interprétation.
Lors des célébrations se tiennent les danses des dragons et des lions qui symbolisent félicité, allégresse et divertissement. Les feux d'artifice et pétards claquent pour repousser l'énergie négative.
La Tradition de Cap Goh Meh à Singkawang
Voici une histoire bien différente…
- « L’ouverture des yeux des dragons »
Le rituel a lieu le 13e jour après le Nouvel An. Il a pour but d’inviter le dieu-dragon qui réside au Ciel à descendre dans ses répliques terrestres. Il éloignera ainsi des ondes néfastes et apportera sa protection. Des médiums particuliers sont affectés à cette tâche, ce sont des suhu, eux-mêmes possédés par Sun Go Kong (le dieu-singe). Ayant ainsi pris vie, les dragons faits de bambou, de papiers rutilants et de tissus chatoyants parcourront la ville, ondulant en musique et bénissant pour quelques sous !
- La « Bersih Jalan » ou purification des rues
Elle se déroule le 14e jour après le Nouvel An. Il faut chasser les puissances maléfiques de tous les recoins de la ville. Entrent alors en scène les Tatung, les shamans, qui seront possédés par des esprits ancestraux.
Qui sont les Tatung ?
Chez les Hakkas d’autrefois, en cas de malheur, les villageois organisaient le rituel exorciste « ta ciau ». Aujourd’hui encore, si nécessaire, on fait appel à la commisération des dieux, en ne manquant pas en retour de les choyer et de les nourrir. Mais les mauvais esprits rôdent aussi et prennent malin plaisir à rendre malade, tout comme les ancêtres peuvent se venger si on les ignore. Le rôle des Tatung est de remédier à ces déséquilibres, de prédire aussi l’avenir et parfois de pratiquer la magie noire.
Pendant la consultation, le Tatung écrira sur un papier (phu) qu’il tamponnera. Le timbre indique le nom des dieux et esprits qui l’ont possédé et qui vont aider le patient. Il grogne alors, sa bouche se remplit d’écume, autant de signes de l’envoûtement. Mais en dehors des consultations privées, ce sont d’autres fonctions qui sont imparties aux Tatung lors du Grand Défilé apparu en 1737.
- La Procession des Lampions et le Défilé des Tatung
Les deux se déroulent le 15e jour après le Nouvel An et la première met un point final à cette journée de folles célébrations.
La procession va durer des heures alors que se manifesteront des centaines de Tatung. Après un jeûne de trois jours pour être en état de pureté, à l’aube, des prêtres introduisent en eux les mânes tels des chefs de guerre, juges, écrivains, princes. Ainsi « habités », ils seront alors aptes à repousser les influences maléfiques et préserver la communauté.
Dans cet état particulier, certains piétinent des lames, d’autres transpercent leur bouche de part en part, sans saigner. A moins qu’ils ne préfèrent manger goulûment des poulets vivants, boire leur sang ou encore déchiqueter une noix de coco de leurs dents. Ils font ainsi preuve de leur invulnérabilité et affichent qu’ils sont élus des divinités.
Chaque groupe est composé d’environ vingt membres où chacun a sa tâche à accomplir pour le Tatung : le porter sur une chaise, jouer de la musique, tenir le drapeau du temple dont il dépend etc.
- « Fermer les yeux des dragons » et leur mise à feu
Au bout de 15 jours, les nagas reviennent au temple pour que leurs yeux soient fermés. C’est symboliquement renvoyer leur esprit au Ciel, avant que les armatures ne soient brûlées pour signaler que leur rôle terrestre s’achève.
Les autres niveaux de lecture de Cap Go Meh
Hommage aux ancêtres : Cap Go Meh avec son armée de Tatung habillés en généraux de l’époque Ming est un vibrant hommage aux esprits des pionniers qui ont fondé – souvent au prix de leur vie - les établissements d'immigrants des XVIIIe et XIXe siècles. Leur descendance se souvient d’eux, espérant en contrepartie leur protection.
Allégeance à la terre indonésienne : Bien que seuls les bouddhisme et confucianisme soient reconnus en Indonésie comme croyances traditionnelles chinoises, le panthéon taoïste cohabite dans les sanctuaires. Les dieux tutélaires - dits tudigong – sont très répandus à Kalimantan et ce sont souvent des personnages indigènes qui ont été déifiés, signe d’allégeance des Chinois à leur terre d’adoption. Un élément parmi d’autres de l’intégration forcée - ou volontaire - de la communauté chinoise.
« Nous sommes frères » : La présence de Tatung chinois cohabitant avec des Laoya dayak à Cap Go Meh rappelle les rapports historiques entre les deux peuples et une similarité de croyances : Dieu suprême mais aussi multitude d’esprits et pratique du shamanisme.
Une autre façon de jouer la carte de l’intégration, « naturelle » cette fois… et une possibilité de récupération gouvernementale, puisque Cap Go Meh est une manifestation de la société indonésienne plurielle et multiculturelle. Mais ceci est un autre sujet.