Un éclairage proposé par Manuelle Franck de l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Nathalie Lancret de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).
En août 2019, le président Joko Widodo annonçait le projet de déménager la capitale nationale de l’Indonésie de Jakarta (île de Java) vers Kalimantan-Est, sur l’île de Bornéo, entre les villes de Samarinda et de Balikpapan, au centre géographique du pays, et à 1 200km de la capitale actuelle.
La nouvelle capitale, nommée Nusantara (ou IKN), qui signifie « archipel », sera construite ex nihilo dans la forêt, sur 2 600 km2, en commençant par sa partie administrative. Le modèle urbain en est une ville écologique (sous la forme d’une ville-forêt), intelligente et inclusive, incarnant l’identité nationale et d’ambition mondiale. À l’été 2024, le chantier du centre-ville administratif avance à marche forcée : la ville doit être inaugurée le 17 août 2024, date anniversaire de l’indépendance de l’Indonésie.
Les raisons du projet
La situation environnementale désastreuse de Jakarta explique ce projet de rupture. En effet, la capitale politique et économique du pays est une des mégapoles côtières des Suds de plus de 10 millions d’habitants, et 31 millions si l’on inclut la région urbaine alentour, polluée et congestionnée, qui fait partie des sinking cities (les villes en train de couler) dont la subsidence s’accélère du fait de l’urbanisation et du pompage dans les nappes phréatiques, s’enfonçant à un rythme allant jusqu’à 25 cm par an dans certains quartiers.
Situé dans une basse plaine littorale drainée par une dizaine de cours d’eau, le site forme une gouttière naturelle pour les eaux qui s’écoulent des montagnes vers la mer. Les inondations récurrentes en période de mousson sont aggravées par l’élévation du niveau de la mer alors qu’un tiers de la ville se situe déjà sous le niveau de la mer.
L’extrême déséquilibre territorial peut justifier aussi le déplacement de la capitale en dehors de Java. L’île concentre en effet, sur 7 % du territoire, 57 % de la population, 7 des 10 villes millionnaires du pays et plus de la moitié de l’activité économique (57 % du PIB en 2022).
La localisation de Jakarta, dans l’ouest de Java, accentue encore le fort déséquilibre entre l’Ouest indonésien, plus développé et proche de l’axe de développement de la façade pacifique de l’Asie et du détroit de Malacca, par où transitent les deux tiers du commerce mondial, et l’Est, plus pauvre et éloigné des centres de gravité national et international.
L’ambition pour IKN est ainsi de créer un nouveau pôle de croissance économique en dehors de Java, susceptible de favoriser le développement de Kalimantan-Est et de tout l’Est indonésien. L’idée est aussi de décentraliser le pouvoir considéré comme trop javano-centré, en particulier depuis les grandes manifestations qui ont chassé du pouvoir le général Suharto (1965-1998) et ouvert une période de réformes (reformasi) (1998), et depuis les revendications de décentralisation qui ont suivi.
Les atouts d’une localisation à Kalimantan-Est
Kalimantan-Est est une province riche en ressources largement exploitées (pétrole y compris offshore dans le détroit de Makassar, minerais en particulier de charbon, plantations, bois) et peu peuplée (3,77 millions d’habitants en 2020 et seulement 30 habitants au km2, pour une moyenne indonésienne de 140).
Son dynamisme économique en fait une province attractive. La croissance de la population y est de 1 point plus rapide que celle de la moyenne indonésienne (+ 2,13 % par an entre 2010 et 2020 contre 1,25 de moyenne indonésienne) avec un solde migratoire positif de 1 million de personnes.
Deux villes importantes d’environ 800 000 habitants chacune, Samarinda et Balikpapan, structurent un réseau urbain déjà complémentaire qu’IKN viendrait compléter. Leurs infrastructures de connectivité, bien développées (port international à Balikpapan, deux aéroports, autoroute de 99 km entre les deux villes), sont considérées comme un atout facilitant la construction d’IKN.
À une échelle plus locale, les arguments du choix du site sont la faiblesse du risque sismique, malgré les réserves de certains sismologues, et de risque d’inondation marine puisque le centre-ville est situé à une quarantaine de km de la côte.
En dehors des populations autochtones (environ 20 000 personnes), la région a été peuplée par des migrations récentes, migrations de travail ou déplacements dans le cadre de la transmigration – un programme de migrations organisées qui a visé, du début du XXe siècle au début des années 2000, sous diverses modalités, à déplacer les populations des îles densément peuplées de Java, Madura et Bali vers les îles moins peuplées. Elle est de ce fait réputée socialement et culturellement ouverte, un facteur susceptible de réduire les conflits dans la perspective de l’arrivée de milliers de fonctionnaires depuis Jakarta.
Mais c’est aussi l’existence d’un vaste foncier potentiellement mobilisable qui a guidé le choix de localisation. En effet, 135 000 ha sur les 260 000 ha nécessaires sont exploités en concessions minières et en plantations industrielles, dont les permis d’exploitation pourront être annulés de façon anticipée. Ils sont essentiellement détenus par des entreprises publiques ou par des sociétés appartenant à l’élite indonésienne : l’ONG WALHI a dressé une carte des concessions sur le site de la capitale et publié le nom des sociétés attributaires de ces concessions, dont beaucoup appartiennent à des membres de l’élite politico-économique. Cela a probablement joué en faveur de la localisation choisie et explique pour partie la forme parfois inhabituelle des tracés des limites de la ville et sa localisation dans une région collineuse, où les terrains plats n’occupent que 20 % des surfaces.
Des enjeux multiples
Spécificité d’un pays archipélagique, l’un des premiers enjeux de la localisation de la nouvelle capitale est maritime. La ville est située à proximité du détroit de Makassar, qui donne accès à la mer de Chine méridionale. Certes moins fréquenté que le détroit de Malacca plus à l’ouest, le détroit de Makassar occupe la deuxième position pour la circulation internationale, notamment des hydrocarbures, et est situé sur la deuxième des routes maritimes internationales (dites ALKI) dessinées par l’Indonésie pour canaliser la circulation des navires étrangers.
Ce détroit apparaît en effet de plus en plus stratégique pour les circulations sud-nord, dans une configuration Indo-Pacifique associant l’Australie. La participation croissante de l’Australie aux échanges avec l’Asie, et en particulier avec la Chine, augmente aussi d’ores et déjà le trafic dans le détroit de Makassar. En termes de sécurité, le détroit débouche en mer de Chine méridionale orientale, dans une zone où les frontières maritimes sont contestées, et sur la mer de Sulu-Sulawesi, connue pour la porosité de ses frontières à des trafics illégaux.
Les enjeux environnementaux d’un tel projet sont régulièrement soulignés. Outre que la construction d’une ville, même écologique, dans un espace naturel pose toujours question sur le plan environnemental, la capitale est construite sur l’île de Bornéo, un des poumons verts du pays et qui bénéficie de plusieurs programmes de protection de la biodiversité. Le site sur lequel se construit IKN est certes une zone de forêts secondaires, de plantations industrielles et de mines. Néanmoins, il reste des surfaces non négligeables de mangroves et de forêts primaires protégées, ainsi que des zones de conservation des forêts (une de ces zones occupe ainsi 64 000 ha sur le site d’IKN).
L’impact sur les espèces animales endémiques est aussi dénoncé. Les inondations se sont déjà accentuées du fait de la déforestation liée au chantier ; et la pollution engendrée par l’accroissement du trafic dans la baie de Balikpapan entraîne la diminution des captures de poisson. Les impacts environnementaux concerneront aussi des espaces plus vastes lorsque les routes permettront de rejoindre la capitale depuis toutes les parties de l’île, donnant accès à des territoires jusque-là peu exploités.
S’y ajoutent des enjeux sociaux liés au foncier : les populations locales disposent rarement des certificats légaux de propriété et sont susceptibles d’être expropriées de leurs terres, la lenteur de la libération des terrains étant considérée par les autorités comme un des principaux obstacles à la réalisation du projet à l’heure actuelle.
Les enjeux sont aussi financiers. Sur les 35 milliards de dollars de coût total du projet, la loi sur IKN de 2022, révisée en 2023, prévoit que le budget de l’État en finance 20 %, soit environ 6,4 milliards de dollars, le secteur privé 26 % et que 54 % soit financé sous forme de partenariat public-privé. Les fonds publics servent actuellement à financer le développement des 6 000 ha de la ville administrative. Ils ont déjà été engagés en quasi-totalité pour financer la construction d’infrastructures, notamment le barrage de Sepaku Semoi pour réguler les inondations et assurer l’approvisionnement en eau de la ville, une des bretelles d’autoroute depuis Balikpapan, l’aéroport VIP et les premiers bâtiments de la ville administrative : le palais présidentiel, le bâtiment des services de la présidence, du secrétariat national et des ministères de la coordination (kemenko), les résidences des ministres, les logements des ouvriers et les premières tours d’appartements pour les fonctionnaires. Ceux-ci sont souvent construits par des entreprises publiques du bâtiment, comme Waskita Karya, Adhi karya ou TBK.
Les fonds privés tardent en revanche à prendre le relais, malgré quelques investissements de la part des grands groupes indonésiens proches du pouvoir et de nombreuses lettres d’intention. Les acteurs privés indonésiens et étrangers sont en situation d’attente : le nouveau président indonésien, Prabowo Subianto, prendra ses fonctions en octobre prochain, et bien qu’il se soit engagé pendant sa campagne à poursuivre le projet, nul ne connaît le niveau futur de mobilisation du budget de l’État autour de ce projet, alors que les priorités annoncées sont nombreuses.
La démission en juin 2024, à deux mois de l’inauguration, du président et du vice-président de l’Autorité administrative en charge d’IKN et leur remplacement par les actuels ministres des Travaux publics et des Affaires agraires, interroge enfin sur la gouvernance, déjà dérogatoire, de ce projet.
Manuelle Franck, Professeure en géographie, Département Asie du Sud-Est et Pacifique, UMR CESSMA, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et Nathalie Lancret, Directrice de recherche au CNRS, chercheuse au Centre Asie du Sud-Est (CASE), École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.