Édition internationale

L'inventeur indonésien du concept d’État archipélagique nommé "héros de la nation"

Le président Prabowo Subianto a décerné lundi 10 novembre 2025 le titre de "héros de la nation" à dix personnalités indonésiennes. Parmi elles, deux anciens présidents, Abdurrahman “Gus Dur” Wahid et Soeharto mais aussi Mochtar Kusumaatmadja,  ministre des Affaires étrangères de 1978 à 1988 qui avec son concept d’État archipélagique a bouleversé le statut des États insulaires et du droit de la mer dans le monde.

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Écrit par Lepetitjournal Jakarta
Publié le 11 novembre 2025, mis à jour le 1 décembre 2025

Un pays éclaté, une souveraineté fragmentée

Au lendemain de son indépendance en 1945, l’Indonésie se découvre une souveraineté morcelée. Ses 17 000 îles s’étendent sur plus de 5 000 kilomètres, mais le droit international de l’époque ne reconnaît pas cette continuité.
Selon les règles en vigueur, les eaux séparant les îles étaient des eaux internationales : autrement dit, des navires étrangers pouvaient naviguer librement entre Java, Sumatra ou les Moluques, comme s’ils traversaient un océan sans frontière.

Pour un jeune État tout juste sorti de la colonisation, c’était une situation intenable. Comment défendre, gouverner et développer un pays dont la mer elle-même échappait à son contrôle ? Les dirigeants indonésiens y voyaient une atteinte à l’unité nationale et un risque existentiel pour une nation dispersée entre deux océans.

C’est dans ce contexte que Mochtar Kusumaatmadja, jeune juriste formé à l’université de Harvard et à Yale, commence à penser la mer autrement. À ses yeux, l’archipel n’est pas un morcellement de terres, mais un continuum maritime. Ce n’est pas l’eau qui sépare les îles, mais la terre qui les ponctue.

 

De Djuanda à Mochtar : de la déclaration politique au concept juridique

En 1957, le Premier ministre indonésien Djuanda Kartawidjaja proclame la Déclaration Djuanda posant les bases du futur concept d’État archipélagique : l’Indonésie revendique la souveraineté sur toutes les eaux entre ses îles. Mais à l’époque, cette affirmation est surtout politique. Elle manque encore d’une formulation juridique solide capable de convaincre la communauté internationale de son bien-fondé. 

C’est là que Mochtar Kusumaatmadja entre en scène. Professeur de droit international à Bandung, puis ministre de la Justice, il consacre sa carrière à transformer une idée nationale en norme universelle. Sous sa plume et dans ses discours, la “Doctrine Djuanda” devient un véritable concept juridique, articulé autour d’un argument simple : un archipel est un tout géographique, économique et politique, et doit être traité comme une unité territoriale unique.

Kusumaatmadja invente alors l’expression qui fera date : « archipelagic state », État archipélagique — un État dont la mer est partie intégrante du territoire.

 

Un combat diplomatique de vingt-cinq ans

Pendant deux décennies, Mochtar sillonne les conférences internationales, défendant la cause indonésienne face aux scepticismes des puissances navales. Mais ce travail de persuasion va payer. Lors de la Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer (1973–1982), ses arguments finissent par s’imposer. En 1982, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) reconnaît officiellement, dans ses articles 46 à 54, le statut d’État archipélagique.

C’est une victoire éclatante pour l’Indonésie et pour Kusumaatmadja, devenu entre-temps ministre des Affaires étrangères (1978–1988). Le droit international intègre désormais la notion d’un territoire maritime unifié, où la mer n’est plus une frontière mais un lien.

 

Changer la carte du monde

L’impact de cette innovation dépasse largement l’Indonésie. D’autres nations insulaires — les Philippines, Fidji, Bahamas, Papouasie-Nouvelle-Guinée — adoptent à leur tour le régime archipélagique. La reconnaissance de ce statut transforme la géopolitique maritime mondiale : des zones autrefois ouvertes deviennent souveraines, et la définition même de la mer territoriale évolue.

Pour l’Indonésie, cela signifie plus de cohérence territoriale, un contrôle accru sur ses ressources halieutiques et minières, et une affirmation de sa souveraineté dans les détroits stratégiques qui traversent l’archipel. Mais pour le monde, cela marque aussi un tournant : le droit international n’est plus exclusivement façonné par les grandes puissances navales, mais aussi par des États émergents porteurs d’expériences géographiques singulières.

Mochtar Kusumaatmadja est décédé en 2021, à 92 ans, après une vie consacrée à la diplomatie et au droit. Son héritage est aujourd’hui au cœur de la politique maritime de Jakarta, le “Global Maritime Fulcrum”, qui ambitionne de faire de l’Indonésie le pivot océanique de l’Asie.

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